Sortie d'usine (2010)

 

 

     Plusieurs de nos textes (Il va falloir attendre, 2002,L’Appel du vide, 2004, puis en 2007 (Demain, orage. Essai sur une crise qui vient) ont l’avantage d’avoir été écrits avant la crise et de l’annoncer. Leur analyse en est résumée dans Zone de tempête (2009) :

      A partir de 1980, le capital a pris sa revanche sur les agitations ouvrières des années 60 et 70. Mais cette victoire, axée sur une baisse systématique des coûts, a provoqué une série de déséquilibres s’aggravant les uns les autres : tertiarisation maximale par rejet de la fabrication au plus loin possible,  jusqu’en Asie ; concurrence sans garde-fous, notamment étatiques ; domination de la finance sur l’industrie ; illusion d’un partage du monde réservant l’immatériel aux puissances établies, et cantonnant les nouveaux pays industriels dans la production ; déflation salariale, et déflation tout court, masquée par la circulation folle de l’argent ; le tout alimenté par une expansion sans frein du crédit. Certes, ces déséquilibres ne suffisent pas à entamer un triomphe capitaliste beaucoup plus profond qu’on le pense : restructuration et chômage ont fini par être acceptés, presque personne ne parle de révolution, au mieux on veut réformer et démocratiser, mais certainement pas dépasser un capitalisme dont chacun se réjouit qu’il ait multiplié des outils de communication devenus en quinze ans des prothèses quasiment indiscutées. Il n’empêche, cette croissance droguée repose sur des contradictions structurelles que depuis 2008 la conjoncture se borne à révéler. Le mérite de les souligner est mince, car d’autres que nous les ont décrites : pour nous limiter à la France, J.-L. Gréau, mais aussi G. Duménil et D. Lévy, M. Husson, P. Artus, M. Aglietta, I. Joshua , D. Cohen… On peut aussi lire Marx sur la suraccumulation dans le Livre III du Capital (chapitre XV selon le plan d’Engels, X dans celui de M. Rubel).

     Le présent texte vise autre chose. Pour nous, l’essentiel, c’est la lutte de classes, et surtout le possible dépassement de cette lutte par une révolution qui mettrait fin aux classes. Ce n’est pas pour demain… mais il découle de cette perspective que notre problème est moins l’analyse de la crise que son effet sur les prolétaires et leur réaction. Qu’en est-il du rapport entre classe ouvrière et prolétariat ? Qu’est-ce qui a changé pour le travail en vingt ou trente ans ? Accessoirement, l’évolution du capitalisme déplace-t-elle le centre de gravité de l’évolution du monde ?

 

     1.Le rêve du bourgeois   

     Une cause majeure de la crise actuelle, c’est la tentative du capitalisme de réaliser une de ses utopies.

     Diviser…

     Contrairement à ce qui se dit parfois, la bourgeoisie ne rêve pas d’un univers robotisé ou hyper-policier, mais d’une société sans ouvriers, en tout cas sans salariés auxquels leur fonction donne une force de blocage possible. Dans ce but, depuis 1980, elle s’efforce de recomposer la population active des pays dits développés autour de trois groupes principaux : (1) les salariés travaillant dans des services peu qualifiés, en particulier « les services à la personne », mais aussi les travailleurs manuels encore indispensables à la circulation physique des marchandises (chauffeurs routiers, manutentionnaires, etc.), dispersés et réputés - à tort - incapables de se coaliser ; (2) les semi-qualifiés du tertiaire (parmi eux, les fameux « intellos précaires ») employés  dans l’enseignement, les médias, la publicité, la recherche, domaines désormais interpénétrés, et tout ce qui gravite autour des multiples facettes de la communication ; et (3) les qualifiés bien payés, gérant et organisant les deux premiers groupes. Malgré sa précarité et la modestie de ses revenus, l’ensemble n°2 partage les modes de pensée et, dans la mesure de ses moyens, de consommation du 3e : tous deux ont en effet en commun de réunir des « manipulateurs de symboles ». Il est d’ailleurs possible à une minorité de membres du 2e groupe d’intégrer le 3e. L’ensemble n°1, lui, n’a bien sûr accès qu’au « premier prix » des équipements et appareillages high-tech. Quant à aux supports matériels inévitables  (car tout ne saurait être virtualisé) d’une vie de plus en plus vouée à l’immatériel et à la connaissance, leur fabrication sera assurée ailleurs, loin, de préférence outre-mer.

     Les capitalistes de certains pays développés commencent cependant à se rendre compte qu’un pays sans « production réelle » est voué à devenir une puissance de second plan : « (..) la France a connu une désindustrialisation rapide, un mouvement plus accentué que dans beaucoup d'autres pays comparables. Les importantes pertes d'emplois industriels (- 27% depuis 1990) ont provoqué un transfert de la population active vers des emplois peu qualifiés et moins bien rémunérés. La création de nouvelles activités est insuffisante: depuis 1995, la France perd constamment des parts de marché. Et au bout du compte, on constate que cette perte de substance industrielle menace la prospérité du pays du fait de ses effets induits sur le reste des activités. »  (Alternatives Economiques, février 2010) 

     La pente sera dure à remonter, d’autant que les salariés des pays développés n’accepteront pas les conditions imposées en Chine et en Inde, d’ailleurs incompatibles avec un pouvoir d’achat permettant le niveau de consommation indispensable aux économies occidentales et japonaise. 

     La course au low cost a aussi pour corollaire une uniformisation des marchandises qui finit par peser sur la rentabilité. Du point de vue de la production, quand dans la même usine en Roumanie sont à la fois fabriqués des modèles pour Toyota, Citroën et Peugeot, avec les mêmes pièces, il n'est étonnant que des millions de voitures retournent à l'atelier pour malfaçon. Quant au consommateur, si la référence à la marque disparaît, le niveau de confort technologique ne justifie plus guère le coût supplémentaire : à quoi bon acheter une « Twingo » plutôt qu'une« Logan », fabriquées dans les mêmes usines, avec les mêmes pièces produites par le même sous-traitant ? Seule une petite minorité d’objets (de pointe et/ou de mode) suscite un réel engouement, le reste est acheté par besoin et par habitude. Tout comme l'apparition de modèles spécifiques pour les pays émergents (voiture indienne à 2.000 $), on peut se demander s’il s'agit de marchandises adaptées à une société en crise en attendant des jours meilleurs, ou de l'amorce d'un nouveau cycle de développement.

     …et précariser                   

     Le précaire symbolise la voie suivie depuis la fin des années 70 : la recherche systématique du low cost, et d’une précarité institutionnalisée, par exemple en Allemagne grâce aux lois Hartz organisant des minijobs et midijobs (400 à 800 € mensuels).

     Quoique le RMI/RSA soit particulier à la France, qui comptait 600.000 bénéficiaires en 1992 et le double en 2007, il témoigne d’une logique à l’œuvre dans d’autres zones développées : pérenniser l’inemployabilité de millions d’exclus quasi définitifs du marché du travail, leur verser une allocation équivalant à un sous-salaire, et ainsi, car la France n’est pas un pays de bidonvilles ou de favelas, les maintenir en état de sous-producteurs et de sous-consommateurs. Par un tel dispositif, le bourgeois prouve son refus de la nécessaire conflictualité dans son rapport avec le prolétaire : il n’ose ni affirmer qu’une grande partie du travail est désormais « de trop », ni admettre que le travail lui reste cependant indispensable. 

     Ce type de solution crée plus de contradictions qu’il en résout.               

     Si le capitalisme ne peut durablement fonctionner en écrasant les prolétaires, ce n’est pas seulement parce qu’ainsi il risque la sous-consommation (sous-payer le travail freine le pouvoir d’achat), ou le désordre (se priver d’une minorité favorisée – souvent  syndiquée -  fragilise la  stabilité sociale). Le problème est plus profond. Systématiser le précaire, c’est pour le capital faire comme si le prolétaire était toujours en trop, en sursis, embauché en attendant de trouver au Maroc ou en Inde un salarié qui fera les mêmes tâches pour moins d’argent, jusqu’à ce qu’un automatisme encore plus poussé rende inutile l’intervention humaine. La précarité, c’est un travailleur (même le mot semble désuet…)  voué à perdre son emploi avec pour seul espoir d’en obtenir éventuellement un autre, plus contraignant, plus exigeant en termes de rentabilité, aussi peu payé, mais supposé plus intéressant, moins salissant, moins mécanique (ce qui est faux), faisant plus appel à l’esprit et moins à la matière (on est tenté de se croire intelligent quand on est aux commandes – au service – d’une machine moderne).

     Une telle évolution ressemble à celles qu’a subies plusieurs fois la classe ouvrière depuis la révolution industrielle, mais avec une différence de taille. Quand les ouvriers professionnels de 1900 perdaient leur marge de contrôle (toujours en partie collectif) sur le processus de production, ils étaient privés d’une capacité à limiter leur exploitation. Pour autant, les usines, ou d’autres usines, continuaient à embaucher. Aujourd’hui, il s’agit moins de déqualification que d’une disqualification accélérée du travail dans les faits et les esprits. Or, non seulement le travail reste indispensable à la valorisation du capital, mais il a été et demeure un intégrateur social, et le plus puissant, celui dont dépendent les autres.

2 . Radicalisation ?

     Est & Ouest, Orient & Occident

     En 1970, la convergence entre les grèves à l’Ouest et les émeutes à l’Est pouvait faire penser, selon le titre d’un texte de l’époque, à l’émergence d’une communauté de lutte A Stettin et à Dantzig comme à Detroit, confirmée par exemple en 1976 par les soulèvements de Radom et d’Ursus. 

     Les années suivantes démentaient cet espoir. Vers 1980, la défaite revendicative à l’ouest du Rideau de Fer a coïncidé avec la montée d’un soulèvement ouvrier en Pologne, mais où les travailleurs servaient de force de frappe à une transition populaire et nationale. Une dizaine d’années plus tard, après la chute du Mur et l’effondrement des régimes bureaucratiques, une vague démocratique s’est combinée à une multitude de conflits sociaux - en Russie, en particulier - qu’elle a fini par absorber.

     Début 21siècle, la scène s’élargit à l’échelle mondiale, mais la reprise des luttes s’effectue sur deux parallèles qui cette fois encore ne se rejoignent quasiment jamais. La « rencontre » entre les luttes des prolétaires d’Europe, d’Amérique du nord et du Japon, avec celles des prolétaires du reste de l’Asie, condition indispensable pour que puisse être posée la question du communisme, ne semble pas pour demain.

     Dans les pays industriels qualifiés de nouveaux, mais incluant des régions industrialisées de longue date comme la Chine et l’Inde, un mouvement ouvrier naît ou renaît, et re-parcourt le cycle des prolétaires occidentaux d’antan : conditions de travail mortifères, salaires de misère, répression systématique, mais aussi début d’organisation, création de syndicats d’abord combattus puis tolérés avant d’être légalisés et institutionnalisés, passage de la répression à la pacification, évolution à la fois cause et effet d’une démocratisation progressive de la société. On en est évidemment loin, et ce n’est pas demain que l’ouvrier chinois moyen pourra être dit « intégré » au capitalisme. De toute façon, ce ne sera jamais  possible partout : il faut un minimum de prospérité pour intégrer les syndicats comme l’a fait la Corée du Sud… après une suite de massacres, comme celui de Kwanjiu, avec ses 200 morts officiels, plusieurs milliers en réalité, en 1980.

     Pour le moment et comme il y a trente ans en Amérique latine (dans les usines d’automobiles au Brésil, entre autres), l’essor industriel en Inde, au Bangladesh, en Chine, etc. est ponctué de petites et grandes grèves, qui virent fréquemment à l’émeute.  

     Près de Séoul, par exemple, du 22 mai au 5 août 2009, un millier d’ouvriers de Ssangyong Motors (firme coréenne rachetée par des Chinois, puis en faillite et préparant des licenciements massifs) occupent l’usine, affrontent la police et des hommes de main, et doivent faire face à une manifestation anti-grève de 1.500 salariés de l’entreprise, en majorité des cadres. Très violentes, les bagarres finissent par tourner à l’avantage des patrons, qui n’accordent que des miettes et des promesses. L’auto-organisation à la base n’empêche pas le contrôle du syndical sur l’ensemble de la lutte et de la négociation. En Corée du Sud également, l’année précédente, les 12 mois de grève et d’occupation des grands magasins E-Land  s’étaient conclus sur une quasi victoire patronale.

     Malgré ces défaites, partout en Asie le travail s’organise, et parfois redonne vie à des syndicats implantés de longue date, et combatifs : en 1981-83, le textile de toute la région de Bombay avait cessé le travail pendant près de 18 mois.

     Dans le même temps, ce qui domine les luttes des vieilles métropoles industrielles, c’est l’auto-défense contre un capital qui réussit à entamer tous les acquis (salaires, conditions de travail, garantie d’emploi et droits sociaux). Depuis 2008, la « crise », et avec elle le renouveau du chômage, suscite des réactions de protection, ça et là aussi des offensives. Pour la France, citons un seul exemple : en août-septembre 2008, une grève chez Raynal & Roquelaure (une conserverie), revendiquant une augmentation uniforme de 80 €, et largement contrôlée par la base, a obtenu un succès partiel mais conséquent. Outre Atlantique, le début du 21e siècle a vu une montée de luttes « dures », comme le lock out des dockers de la côte Ouest en 2002, bloquant la production de centaines d’usines dans tout le pays, ou les grèves sauvages des chauffeurs routiers en 2003-5. L’économie qui se voudrait dématérialisée était frappée en son cœur : la circulation matérielle des marchandises. Cette classe ouvrière souvent décrite comme vieillie ou moribonde, qu’encadrent encore des syndicats en net déclin mais loin d’avoir disparu, aux Etats-Unis comme en Europe, conserve une capacité de résistance en ses bastions. La mondialisation s’avère même parfois une arme à double tranchant : si la mise en concurrence des ouvriers d’une région ou d’un continent à l’autre renforce le capital, en revanche les flux tendus, l’interdépendance accrue entre entreprises et entre sites, le « zéro stock » et l’obsession d’une circulation toujours plus rapide des marchandises redonnent au travail une force de blocage. D’autre part, des précaires ont obtenu par la grève des augmentations de salaires et la régularisation de sans-papiers.  

      Pourtant, globalement, la situation est plutôt à l’image de la baisse du salaire ouvrier horaire moyen chez Ford, tombé de 70 $ en 2007 à 55 en 2009 et, si rien ne change, 50 en 2010, tandis que le syndicat nord-américain de l’automobile s’engage à ne pas lancer de grève d’ici 2015. Comme le fait remarquer Aufheben, depuis le début de la récession, la perte de près d’un million d’emplois en Grande Bretagne a rencontré peu de résistance.

      Mais on ne mesure pas une situation historique comme on jauge un verre à moitié ou au tiers plein. La difficulté est d’évaluer les types de lutte qui dominent, et ceux qui peuvent émerger.

      Trotsky commentait ainsi la poussée gréviste, notamment pour des augmentations de salaire, en 1928-29 : « (..) cette forme de revendication est imposée aux ouvriers, d’une part par la hausse des prix des produits vitaux, d’autre part par le renforcement de l’exploitation physiologique de l’ouvrier consécutif aux nouvelles méthodes industrielles (rationalisation). L’ouvrier est obligé de revendiquer uneaugmentation du salaire nominal afin de défendre son niveau de vie d’hier. Ces grèves ne peuvent avoir un caractère offensif que du point de vue de la comptabilité capitaliste. »

    Pour l’essentiel, les luttes sont en deçà de la sauvegarde des acquis. Au mieux, elles obtiennent des indemnités supérieures à ce que les patrons et l’Etat auraient accordé sans la mobilisation et la violence, comme à Caterpillar en avril 2009, où la grève a été animée par un comité ouvrier autonome des syndicats. Surtout, elles en restent à une juxtaposition de réactions, parfois virulentes, mais dont le déroulement - et même le succès éventuel - épuise le potentiel critique. Les problèmes généraux de la société ne sont pas posés et, s’ils le sont, c’est dans une perspective autogestionnaire et démocratique.

     On pouvait difficilement attendre de prolétaires sortant à peine d’une défaite qu’ils s’engagent dans une action quelque peu communiste, car la première entrave la deuxième. Une expérience sociale  vaut par sa compréhension par ceux qui l’ont vécue, et cette compréhension exige plus qu’un minimum d’auto-organisation : or, un trait commun des luttes récentes en entreprise est un « partage des tâches » où une base combative prend des initiatives parfois illégales, mais laisse à la bureaucratie le soin de négocier. Comme ceux de Caterpillar, les délégués d’atelier élus de Ssangyong Motors acceptaient la médiation du syndicat. Tant que le travail a besoin d’être représenté face au capital, c’est qu’il ne remet pas en cause la relation capital-travail.

     De plus, s’il est clair qu’une attitude nouvelle se fait jour par rapport à la légalité et à « l’outil de travail », elle est pour le moins ambiguë. 

     Disposer, comme l’a fait en juillet 2009 le personnel de New Fabris (Vienne), des bombonnes de gaz en déclarant qu’on se refusera à les faire exploser, c’est se mettre en position de faiblesse, et se préparer à n’obtenir que 11.000 € au lieu des 30.000 demandés. On comparera avec les sommes versées sous la contrainte par d’autres équipementiers : 50.000 € à Continental, 30.000 à JLE (Lot-et-Garonne), de 30.000 à 50.000 chez Nortel (télécommunications). Quand en août 2009 chez Serta (entreprise de transport), les chauffeurs annoncent leur intention de verser 8.000 litres de liquide toxique dans la Seine si on leur refuse les indemnités de départ exigées, ils détournent à leur avantage l’idéologie qui fait de la pollution le péril majeur. (Le même quotidien qui s’en faisait l’écho rapportait deux pages plus loin l’empoisonnement au plomb de 1.300 enfants chinois par une usine vieille d’un an seulement…) 

     La menace réitérée de détruire des machines n’a guère de sens dans des entreprises comme New Fabris ou SKF, dont la stratégie de délocalisation rend ces équipements et bâtiments inutiles : certains seront mis à la casse, d’autres revendus, en tout cas, devenus peu rentables, ils font partie d’un passif à liquider. Quand le travail prend l’offensive, il n’éprouve pas le besoin de s’en prendre aux équipements, car le rapport de force se joue ailleurs : on ne s’attaque pas à une machine au repos, mais à la marche de la production qui est interrompue ou sabotée, comme dans l’Italie des années 70. Inversement, les salariés de Continental n’ont quasiment pas lancé de telles menaces, parce que toute leur action se fonde sur la conviction que l’entreprise resterait viable pour peu que le patron fasse un effort : aussi estiment-ils logique de conserver un outil de travail qui leur est nécessaire.    

      Devant de tels gestes, les syndicats restent réticents, par hostilité naturelle à toute action directe qui leur échappe, mais aussi parce que cette « déraison » va contre les espoirs d’un (néo)développement industriel dont la bureaucratie syndicale serait partie prenante. En retour, la mollesse des confédérations suscite des remous et débordements qui vont s’amplifier, mais les appareils syndicaux gardent le contrôle d’une base qui les pousse où ils ne voulaient pas aller… puis les laisse négocier. Réclamer les plus fortes indemnités de licenciement possibles ne témoigne d’aucun dynamisme radical, mais d’une tentative du travail de tirer le maximum de la logique du capital. Il s'agit du point d'orgue de toutes les mutilations économiques, politiques et sociales que les prolétaires ont fini par devoir accepter depuis de nombreuses années, et le poids des générations mortes pèse encore  lourdement sur le cerveau des vivants. C’est la même démarche au fond que celle qui avait conduit des prolétaires argentins à refaire fonctionner « leurs » entreprises abandonnées par les patrons et propriétaires : faute de « dépasser » le capitalisme, on comble marginalement les manques de son fonctionnement.

     On se figure à tort le prolétaire contemporain à la fois détaché du travail et du capital parce que mobile, déqualifié, mal payé, et pourtant lié aux autres prolétaires du fait même de ce détachement, car quasi naturellement conduit ainsi à s’unir à d’autres pour résister, et donc ne se socialisant plus que pour lutter. En réalité, quand les médiations social-démocrates, staliniennes ou nationales s’effacent, leur déclin met la société en crise, mais en même temps cette crise fait naître ou renaître de nouvelles médiations : religieuses, populistes, néo-nationales, voire infra-nationales (indigénistes) en Amérique latine, et néo-travaillistes ou syndicales en Asie.

     Comme au 19e siècle en Europe, comme Solidarnosc en 1980,  la défense du travail produit à la fois sa radicalité et un réformisme économique et politique, et rien ne montre qu’aujourd’hui la première l’emporte sur le second.

   L’homme du pneu    

     En 2007, non sans mal, la direction de Continental fait accepter aux salariés de Clairoix (Oise) le retour aux 40 heures (au lieu de 35), en échange d’une garantie du maintien des 1.120 emplois au moins jusqu’en 2012, bien sûr sans augmentation de salaire proportionnelle. Deux ans plus tard, préférant déplacer la fabrication de France et d’Allemagne vers des pays comme la Roumanie où le salaire moyen mensuel est de 400 €, la direction du groupe annonce la fermeture du site pour 2010. 

     Comme tant d’autres, après avoir consenti des efforts de productivité destinés, disait-on, à redresser la rentabilité de l’entreprise, les salariés de Continental se sont retrouvés coincés entre la recherche d’un introuvable repreneur, et l’exigence d’indemnités aussi élevées que possible, au cas - le plus vraisemblable - où le site n’attirerait aucun investisseur. D’un côté, ils sont conduits à se montrer raisonnables au sein d’un « front pour l’emploi » réunissant tous les élus et tous les partis (seul le FN est exclu, proclame le dirigeant cégétiste local), et à jouer les VRP, collant dans les rues de la région et de Paris des étiquettes de pneu aux couleurs de Continental, les collant même sur leurs vêtements au point de se transformer en publicité vivante, prêtant leur corps pour faire vivre la marque qui ne veut plus d’eux. Le 1er mai 2009, un ouvrier se recouvre entièrement de ces étiquettes et porte un masque de caoutchouc (ce qui n’empêchera pas le cortège de Continental d’être le plus vivant du défilé, sinon le seul). Avec Bibendum, Michelin avait fait du pneu un être vivant emblématique d’une marque. Ici, c’est l’homme qui s’identifie à ce qu’il fabrique. Il est donc logique que chacun appelle ces ouvriers, non pas « le personnel (ou les grévistes) de Continental », mais simplement les Conti, puisque de gré ou de force les salariés s’assimilent à l’entreprise. On dit de même « les Bibs », comme on disait « les LIP ».

     Mais, d’un autre côté, les ouvriers sont obligés de faire preuve d’autonomie et de violence pour pousser la lutte à son maximum possible. Ils savent fort bien que « débordements » et « excès » (comme le saccage de la sous-préfecture de Compiègne), que le syndicat affirme déplorer et dont il rejette la responsabilité sur le refus patronal de négocier, sont indispensables pour arracher des indemnités très supérieures au maigre minimum légal.

     Il n’a donc rien d’étonnant à ce que, comme l’écrivait une journaliste, « une minorité d’énervés aurait imaginé s’en prendre à l’outil de travail ». Las de brûler des pneus, quelques-uns ont rêvé d’incendier l’usine. Pour les calmer, tandis qu’une cellule psychologique était mise en place, les syndicats faisaient valoir le « trésor de guerre » constitué par les machines présentes dans l’usine, et qui « sont à nous », répètent-ils. Hélas, le travail peut bien se croire propriétaire des outils qu’il utilise, mais s’il est salarié, c’est justement qu’il ne possède pas ces outils. Même s’il met provisoirement la main dessus, leur contrôle finira par lui échapper (à moins bien sûr de rompre la relation capital-travail, mais c’est une autre affaire). Si les ouvriers de LIP ont pu un temps produire, vendre et se payer avec des montres, fabriquer des pneus exige en amont un ensemble de matières premières inaccessibles aux salariés de Clairoix ou d’Amiens. L’économie mondialisée est sans pitié pour le projet  autogestionnaire.  

     D’ailleurs, ce que vaut un tel « trésor », un exemple l’illustre, raconté dans le documentaire 300 jours de colère. En 2001-2002, lors de la longue occupation d’une filature lilloise vouée à liquidation, les quelque 120 salariés avaient mis au point un ingénieux dispositif permettant d’inonder et de rendre inutilisables les 700 tonnes de fil entreposées dans l’usine, d’une valeur de plusieurs milliards de francs, si le patron tentait de s’en emparer de force. Ce moyen de pression leur permet d’obtenir des avantages substantiels dans la négociation. L’accord signé, l’usine est évacuée comme convenu, vidée de ses machines, et le précieux stock de fil récupéré par le patron… qui ne respecte pas ses engagements. Une longue bataille juridique s’ensuit, au terme de laquelle les salariés sont loin d’avoir reçu ce qui avait été promis, l’entreprise ayant cessé d’exister et ses actionnaires et dirigeants étant devenus, aux deux sens du mot, insaisissables. Il est plus facile au capital de déménager de lourds équipements qu’au travail d’identifier les capitalistes. Dans la comédie Louise-Michel, malgré leur détermination à tuer le patron parti en laissant la clé sous la porte et en déménageant tout le matériel, les ouvrières ont le plus grand mal à mettre un nom et un visage sur le responsable, s’il y en a un, et finissent par envisager d’aller le traquer outre Atlantique.

     Telle n’était évidemment pas la perspective des salariés de Continental, mais pour eux aussi la violence est à la fois effective et mise en scène. Nous sommes encore en démocratie, et chacun, base ouvrière, bureaucratie syndicale, patronat et Etat, sait jusqu’où il n’ira pas trop loin. Du moins tant qu’il ne se passe socialement rien qui déborde du jeu. Tout risquerait de changer si éclatait une émeute comme celle de Caen début 1968, ou tout autre acte rompant le consensus et servant de possible détonateur, unifiant des ruptures jusqu’ici circonscrites. On n’en est pas là. La situation étant ce qu’elle est, l’extrême-gauche active dans l’usine, LO en l’occurrence, ne peut qu’être l’extrême du mouvement, comme l’était souvent le PC autrefois, et comme il lui arrive de l’être encore. En tout cas, aucune force politique ne réclame le financement public de Continental comme lorsque l’Etat maintenait en survie des pans de la sidérurgie dans les années 80. Si l’on évoque une nouvelle croissance industrielle, par l’heureux mariage de la machine-outil et de l’ordinateur, c’est sans conviction. Quant à exproprier le patron par une nationalisation, les ouvriers n’en parlent pas, pas plus qu’ils n’imaginent retrouver après-demain un emploi grâce à la « croissance verte »...  

     Battus sur l’essentiel, les ouvriers de Continental étaient décidés à se battre sur l’accessoire. Ce type de lutte est appelé à se multiplier avec l’extension du chômage, due à une double cause. La crise actuelle rend moins rentable encore le travail dans les pays dits riches. Ensuite, à supposer, ce qui reste un horizon lointain, que ces pays restructurent leur économie en privilégiant productions moins dévoreuses d’énergie, marchandises plus durables et « services à la personne », ces bouleversements commenceraient par aggraver le chômage, surtout chez les moins qualifiés.    

     L’équipementier automobile Visteon, créé en 2000 par Ford qui s’allégeait ainsi d’une partie de sa production en fondant son propre sous-traitant dont il était l’actionnaire majoritaire, employait encore récemment plus de 30.000 personnes dans 27 pays. Si l’on avait promis aux ex-salariés de Ford le maintien de leurs salaires et droits sociaux, les nouveaux embauchés l’étaient à des conditions bien inférieures. Après avoir en trois ans fermé ou revendu trente de ses usines dans le monde, Visteon, proche de la faillite, annonce fin mars 2009 la fermeture d’un lieu de fabrication à Belfast et de deux en Angleterre. Les trois sites sont occupés par le personnel pendant près de deux mois. Comme à Continental, des locaux (ici, des bureaux de l’entreprise) sont dévastés, la mobilisation large, les syndicats d’abord débordés puis capables d’assurer une négociation qui apporte des résultats non négligeables (pré-retraite à 58 ans au lieu de 65, 12 mois de salaires), mais moindres pour ceux des salariés qui n’étaient pas des anciens de chez Ford. Un moyen de pression efficace aura été la menace, prise au sérieux par les patrons, de bloquer une autre usine anglaise de Ford, encore rentable et en pleine activité.

     Peut-on ici parler de « grève post-fordiste » ? Non seulement ces ouvriers ne se battent pas pour améliorer leur salaire ou leur condition de travail, mais ils se battent  moins pour garder leur emploi que pour obtenir le maximum possible d’argent en échange de la perte de cet emploi. Ils tiennent compte du rapport de force favorable à un capital qu’ils ne peuvent faire reculer, ni guère infléchir. Aux Etats-Unis, la nationalisation de fait, même provisoire, de General Motors par l’Etat fédéral n’évite le pire à une industrie-clé qu’en demandant aux salariés des sacrifices supplémentaires. Quel que soit leur âge, très peu des licenciés de Continental et de Visteon croient à une nouvelle formation permettant une reconversion : conscients de la quasi impossibilité de vendre à l’avenir leur force de travail contre un salaire jugé « normal », ils se savent condamnés aux boulots déqualifiés, à temps partiel et sans garantie.

    Brèves réflexions sur la violence

     La violence prolétarienne s’exerce dans les vieux pays industriels comme dans ceux émergents, mais n’aboutit généralement pas à la satisfaction des revendications. La période est révolue où il suffisait de mettre en place un piquet de grève ou d’annoncer une grève « bouchon » pour obliger au moins le patron à négocier. Pour gagner des miettes aujourd’hui, il faut des trésors d’énergie. Envisager de polluer une rivière, comme l’ont fait en 2000 les ouvriers de Cellatex, relève d’une violence de désespoir, car négative pour tout le monde. En saccageant la sous-préfecture de Compiègne, les grévistes de Continental, eux, identifiaient bien un ennemi, l’Etat, mais dont ils attendaient qu’il intervienne en leur faveur, donc d’un ennemi que le travail pourrait obliger à se conduire en allié. Malgré les différences entre Cellatex et Continental, dans les deux cas nous sommes loin d’une « violence d’espoir » visant un adversaire traité comme tel, bourgeois et Etat. L’involution du rapport de force se reflète aussi dans la modification du langage et du regard social porté sur cette violence. La même société, qui s’émeut des œufs jetés sur un patron ou de sa séquestration quelques heures par son personnel en colère, met en garde à vue près de 900.000 personnes par an en France, et multiplie des techniques de surveillance, de contrôle et de fichage, désormais à peu près admises alors qu’elles auraient  suscité il y a trente ans d’amples protestations.  

    

     La violence ne prouve qu’elle-même             

     Lorsqu’une société ne connaît que des violences « de basse intensité », c’est qu’elle a si bien désamorcé ses contradictions qu’aucune rupture n’y est possible (provisoirement peut-être). Mais nous ne renverserons pas l’argument pour croire qu’une société violente, ou très violente, serait mûre pour un changement révolutionnaire. Dans bien des pays d’Amérique latine et d’Afrique, des individus, des groupes, des clans, des ethnies s’entredétruisent et s’autodétruisent sans entamer les bases de la structure sociale.

     Le degré de violence d’une société indique à quel point celle-ci maîtrise ou non ses antagonismes : il ne dit rien par lui-même de la capacité des exploités ou dominés de cette société à la révolutionner. Il existe aux Etats-Unis un mouvement social et ouvrier beaucoup plus large et actif qu’on le dit : son usage de la violence est plus fréquent qu’en Europe parce que les contrastes sociaux, la vie quotidienne et le traitement des conflits sont plus brutaux aux Etats-Unis. Lors de grèves dures, des syndicats (y compris parfois les plus « pourris ») font appel à la force, y compris par les armes et le cas échéant malgré la réticence de leur base, dans des conditions souvent inimaginables en Europe. Personne n’en déduira qu’outre-Atlantique les prolétaires soient plus proches du communisme.

      Violence bourgeoise

     Chacun sait que le bourgeois, tout en niant l’existence d’une lutte  des classes, a souvent mieux conscience de ses intérêts de classe que le prolétaire. Cette banalité reste tristement vraie en Europe et aux Etats-Unis où, aujourd’hui, la violence sociale est l’apanage d’une bourgeoisie déterminée, face à un prolétariat qui hésite à revendiquer ses propres réactions dès qu’elles prennent la forme de séquestrations ou de saccages.

    « Haine de classe »

     Il n’y a pourtant pas de lutte pour le communisme sans un minimum de passion, et l’identification de ce qu’il faut bien considérer comme un ennemi.

     Tuer n’est évidemment pas synonyme de communiser : une révolution communiste subvertit plus qu’elle n’élimine. Un signe de la dégénérescence de la dynamique lancée par Octobre 17, c’est la transformation de la révolution en guerre menée par un pouvoir d’Etat acharné à détruire un ennemi après l’autre, traitant d’ailleurs en ennemi aussi bien les anarchistes que les réactionnaires.

     Pour autant, se refuser à la violence, et récuser  d’avance un recours aux armes, c’est renoncer à la révolution. 

     Certes, notre « cible », c’est un système social, non les patrons, cadres supérieurs, experts et policiers qu’il met à son service. Une force de la social-démocratie puis du stalinisme a été d’assimiler le capitalisme au bourgeois, au riche, augros : de la même façon que dans le fétichisme de la marchandise, le rapport social est alors présenté comme une chose, en l’occurrence une personne, celle du bourgeois pansu à cigare, caricature vieille de plus d’un siècle reprise aujourd’hui sur les affiches du NPA. Dans le style plus moderne du « journal officiel de tous les pouvoirs », les dessins de Plantu mettent en scène un binoclard en costume, expert ou manager, qui, contrairement au richard profiteur et jouisseur, a toujours l’air affairé et « stressé ». Entretenir la hargne contre ces personnages contribue à dévier la critique vers une voie de garage : c’est attaquer la bourgeoisie en ses individus, non dans sa fonction.

     Mais si notre objectif, c’est le capital, sa force structurante, sa force d’inertie aussi, et non le capitaliste, les rapports sociaux n’en prennent pas moins figure humaine. Ne voir dans le directeur d’usine que le directeur d’usine, c’est une illusion d’optique. Ne pas l’affronter sous le prétexte (exact au demeurant) qu’il n’est lui-même qu’un rouage dans un ensemble qui le dépasse, revient à tellement voir la société comme un tout qu’on ne sait plus par quel bout prendre cette totalité. Dépersonnaliser l’histoire, c’est renoncer à y agir. L’absence de détestation de ceux qui nous dirigent mène au pire à la résignation, au mieux à la réforme. Celui qui ne sait pas ou qui n’ose pas éprouver un rejet des personnes qui l’exploitent et le méprisent, celui-là ne changera jamais grand-chose. Seul le pur théoricien peut se donner pour cible le capitalisme (ou la domination) en général, sans lui prêter des visages et des noms. 

     Pacification

     Jusqu’à la « révolution keynésienne », la classe ouvrière était perçue par les bourgeois (grands et petits) comme dangereuse, sinon sauvage, et ses revendications même modérées traitées comme menace à l’ordre, à la propriété, voire aux bonnes mœurs. Quand en 1936 les ouvriers ont pu partir  deux semaines en congés payés, des bourgeois se sont exclamé : « Mais qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir en faire ?! » C’est seulement depuis la brisure historique de 39-45 que le capital considère le travail en partenaire, certes conflictuel mais nécessaire à tous les niveaux. 

     L’existence déterminant la conscience, un tel vécu social a durablement marqué les comportements. Un trait essentiel des révoltes des années 60 et 70, dans les pays dits riches, chez les prolétaires comme chez les bourgeois, fut le refus d’aller vers l’irréversible.

     Aujourd’hui la justification de la violence libératrice des colonisés par Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre de F. Fanon en 1961 (« Il faut rester terrifié ou devenir terrible ») ferait scandale.  Notre société a beau accumuler des moyens de destruction sans précédent, et son maintien de l’ordre reposer sur une concentration d’armes inouïe, elle ne cesse de prôner le pacifisme. Le citoyen qui s’émeut de coups de feu tirés par des Kanaks en Nouvelle Calédonie à l’été 2009 ne s’étonne pas de l’emploi du flash-ball par la police. L’opinion la plus répandue, y compris chez les prolétaires, recommande la résistance passive, éventuellement la désobéissance civile, et n’admet à l’extrême rigueur qu’une violence défensive, sans armes il va de soi. 

     Violence collective auto-limitée

     Pourtant le réel finit par revenir.

     On a eu beau, à partir de 1980, à coups de fermetures d’usines, de licenciements et de reconversions forcées, enfoncer dans la tête des ouvriers qu’ils étaient dépassés par le progrès technique, coûtaient trop cher, et que leurs métiers polluaient la planète, les pays occidentaux connaissent depuis une quinzaine d’années un renouveau d’action directe, souvent violente. A l’accroissement du nombre de grèves, d’émeutes, parfois insurrectionnelles, s’ajoute une gamme de publications, de débats et de forums multiples contre « le capitalisme ». Le travail se rebiffe…

     …mais si son recours à la violence témoigne d’une contradiction qui éclate, il ne suffit pas à évaluer la force de la riposte, son degré de conscience et son avenir. Les gestes – ou les menaces – que l’on a vus à Cellatex, Continental ou New Libris expriment une « rancoeur» de la part de salariés qui refusent que leur travail soit traité comme une marchandise. Cette non-résignation succède aux années de concessions imposées à des salariés qui espéraient au moins sauver l’entreprise : productivité accrue, formation obligatoire, horaires allongés, licenciements partiels, blocage ou baisse de salaire, déménagements forcés… Après tant de sacrifices (vécus avec  mauvaise conscience, car chaque recul successif protégeait l’emploi des uns au prix du départ des autres), la réaction de défense finale n’imagine ni ne tente autre chose que de se comporter en travail à la recherche d’un capital. Le syndicat est alors pleinement dans son rôle en se voulant meilleur comptable que les patrons : quand Continental a décidé d’investir 280 millions € pour fermer son site de Clairoix, le responsable CGT a objecté que cette somme aurait pu payer 4 ou 5 années de salaires pour cette usine. Le syndicaliste joue au gestionnaire parce que ce rôle a été rendu possible par la dynamique d’un conflit où le capitalisme a de bout en bout gardé l’initiative.

        Quand la violence collective s’en prend aux effets     

     En Asie, le travail réagit à la mesure du traitement patronal et de la répression (étatique et privée) qu’il subit, et les contradictions sociales y explosent avec la force des émeutes et des insurrections européennes autrefois : le 6 mai 1892, une grève de 65.000 ouvriers du textile de Lodz et 4 jours d’émeutes se soldent par 80 morts. Il y a un lien entre d’un côté le taux de surexploitation - repérable par exemple au nombre d’accidents du travail - et de brutalité dans la répression, et de l’autre l’ampleur des risques volontairement courus par les travailleurs en lutte. Face à un capitalisme dont les machines tuent et mutilent, et qui n’hésite pas à faire tirer sur un piquet de grève, le prolétaire  met sa vie en jeu pour améliorer son sort, n’a pas peur d’affronter jusqu’au bout ceux qui le traitent en ennemi, et parfois c’est le patron qui meurt. En décembre 2009, les ouvriers d’une aciérie chinoise ont lynché le manager qui s’apprêtait à les licencier.   

     Mais cette lutte à mort n’est pas définitive. Quand le capital reconnaît au travail son rôle (en commençant par accorder plus qu’un salaire de famine), le prolétaire généralement l’accepte. Quand dans son propre intérêt le capitalisme paye un salaire assurant la reproduction de la force de travail (incluant de quoi faire vivre la famille du salarié), ce qui suppose que le bourgeois veuille et puisse le faire, la violence manifeste commence à décroître, comme en témoigne la baisse du nombre de tués par des accidents du travail ainsi que lors de grèves et de manifestations. On l’a vu au Japon après 1950, en Corée du Sud plus tard, à Taiwan ensuite, étant entendu cependant que tout capitalisme fragile est susceptible de virer à la dictature, l’Amérique latine l’a assez prouvé. 

         Violence négative-dépressive

     Depuis vingt ou trente ans, on nous répète que le travail perd de sa pénibilité, libère (les femmes, notamment, qui y gagneraient leur indépendance), et cesse de toute façon d’être au cœur de nos sociétés. Cette idéologie a beau être tout à la fois incohérente et démentie par les faits, elle n’en règne pas moins.

     Aussi nos contemporains, prolétaires inclus, se trouvent-ils mal préparés à réagir devant des suicides liés au travail qui ne sont pourtant ni plus ni moins nombreux qu’avant.  

     Alors que la violence (statistiquement rare) dirigée contre le patron ou l’entreprise passe au pire pour une odieuse agression, et au mieux pour une brève folie collective, l’opinion s’émeut de la violence dirigée par le travailleur contre lui-même. Les mêmes qui hier annonçaient la fin du travail, le décrivent aujourd’hui porteur de souffrance. C’est encore parler du travail de façon négative. Traiter le travailleur en délinquant quand il se rebiffe, et en victime quand il se tue, c’est dans les deux cas nier sa capacité à agir et à peser positivement sur le cours de choses. Cette idéologisation est rendue possible par  l’attitude du travail lui-même, qui n’arrive pas – ou pas encore - à rendre coup pour coup.  

      Ce n’est d’ailleurs pas n’importe quel salarié dont le suicide émeut. Des ouvriers se sont tués sans faire la Une des quotidiens. La nouveauté, c’est que le phénomène touche des travailleurs relativement privilégiés. Faire de « la recherche » pour Renault au technopole de Guyancourt est plus valorisant qu’assembler des carrosseries de Laguna. France Télécom, c’est la partie « noble » des ex-PTT, celle de la communication virtuelle symbole de modernité par rapport à la distribution vieillotte du courrier dans la boîte à lettres. Etre embauché chez Thales, c’est participer à la haute technologie. Il y a là une des raisons pour lesquelles ces salariés supportent si mal les contraintes de rentabilité qui leur sont imposées à eux aussi, autrement qu’à l’opérateur sur la chaîne ou au facteur sur son vélo, mais avec la même soumission au temps et à la rentabilité. Le capital traite mal les secteurs du travail dont il espérait faire ses meilleurs soutiens.  

     Des prolétaires en lutte, même dans un rapport de force défavorable, n’ont pas l’idée de retourner contre eux-mêmes la tension et la contrainte qu’ils subissent : la puissance de négation qui est la leur, ils la dirigent contre le patron et l’Etat. Au contraire, le travailleur qui se suicide reporte sur son corps individuel une violence infligée par la force sociale du capital incarnée en la personne de managers et d’actionnaires : il renonce ainsi à un conflit qu’il n’imagine pas pouvoir livrer. Les salariés se sentent tellement impuissants que quelques-uns en viennent à choisir une mort volontaire et solitaire et, phénomène plus grave, que beaucoup d’autres salariés se reconnaissent mieux en celui qui se supprime qu’en celui qui résiste.

    

     Quand la violence collective remonte des effets aux causes

     Si les émeutes grecques de décembre 2008 se distinguent de la plupart des autres modes de violence, c’est qu’elles doivent leur intensité au fait que, contrairement aux réactions habituelles contre les « excès policiers », la police a symbolisé ici d’autres pouvoirs plus profonds que ses matraques : l’argent, sa capacité de forcer à travailler, la différence de classe. Concentration de force sociale, la police concentre aussi sous une forme visible et brutale tout ce que la société impose, brime et détruit. C’est pourquoi l’attaque s’est portée contre des bâtiments privés et publics, mairies, préfectures et ministères, jusqu’à les incendier ; c’est pourquoi, aussi, elle n’a pas mis en avant de revendications (politiques ou économiques), se rendant ainsi irrécupérable.

     Noël grec…           

     Quoique le mouvement ait débordé de son lieu d’origine, et secoué d’autres villes, le foyer de l’explosion, le quartier de l’Exarcheia à Athènes, a illustré in vivo la constitution d’une communauté prolétarienne. Si le partage déjà ancien de conditions sociales voisines, d’habitudes de résistance, de discussions, dans une proximité géographique, a créé plus que lui-même, c’est aussi parce que précaires et petits salariés de ce quartier étaient à la fois relativement homogènes et poussés par la situation à s’ouvrir à d’autres expériences, ailleurs, et donc à transformer leur propre pratique. Sinon, la réaction à l’assassinat d’Alexis n’aurait été qu’une émeute locale de plus. A la différence des  banlieues françaises fin 2005, et du mouvement anti-CPE l’année suivante, il y a eu en Grèce une communauté d’action entre catégories : jeunes précarisés, sans-papiers, Gitans, immigrés albanais de la 2e génération, salariés du bas de l’échelle (nettoyage et entretien, notamment des entreprises de sous-traitance dans les services publics), prisonniers, adolescents scolarisés, étudiants...

     Cette expérience montre de quoi serait capable un mouvement qui, cette fois, s’unirait au monde des travailleurs plus stable des grandes entreprises, aboutissant à une transformation mutuelle des deux. Citons un « Communiqué de prolétaires de l’Université d’Economie d’Athènes » de décembre 2008,Nous détruisons le présent parce que nous venons du futur :

      « Tout commence et tout mûrit dans la violence – mais rien n’en reste là. La violence destructrice qui éclata lors des événements de décembre a provoqué l’arrêt de la normalité capitaliste dans le centre de la métropole, une condition nécessaire mais insuffisante pour la transformation de l’insurrection en une tentative de libération sociale.

     La déstabilisation de l’économie capitaliste est impossible sans paralyser son économie – c’est-à-dire sans interrompre la fonction des centres de production et de distribution, par la biais de sabotages, d’occupations et de grèves. »

     Suivent des exemples de pratiques « pour que, au milieu de la confusion de l’insurrection, la société libre et communiste commence à prendre forme. »

     La grande majorité des prolétaires ayant la plus grande sécurité d’emploi (souvent membres du syndicat dominant, la CGTG, dont le président était devenu Ministre du Travail dans un gouvernement socialiste) sont restés en dehors du conflit : « Un grand nombre de travailleurs des grandes entreprises ont été plus spectateurs que protagonistes (..) ce qui constitua une limite pour la révolte. » (Communisme, n°61, 2009) C’est aussi pour cette raison qu’au contraire de mai-juin 68 en France, les syndicats ont joué un rôle mineur dans les événements.

     « Et la question est là en ce début décembre [2008] : les travailleurs qui ont un boulot stable et un salaire assuré sont-ils capables eux aussi de contester la fonction sociale qui leur est attribuée ? Jusqu’ici, rares sont ceux qui ont fait le pas. (..)  Les occupations [de bâtiments publics, d’écoles, de mairies, de stations de radio] ne pouvaient à elles seules compenser l’absence de relève de la part de ceux qui travaillent – or, les jours suivants [au bout d’une semaine de révolte] le confirment, cette relève ne vient pas. (..) Pour une grande partie des travailleurs qui sont restés au travail, ce n’est pas l’envie de rejoindre la lutte qui a manqué ; ce qui les a bloqués, c’est l’idée terrorisante que leur solidarité avec les émeutiers puisse se conclure par la perte de l’unique possibilité de survivre dont ils disposent. » (Nous sommes une image du futur. Fragments vécus du soulèvement de décembre 2008 en Grèce, Les Habitants de la Lune, 2009)

     Comme l’écrit le groupe grec TPTG, le mouvement manifestait « une réalité plus profonde dont tout le monde parlait » :« le besoin de dépasser l’isolement de l’individu d’avec la vie collective (Gemeinwesen)», isolement créé par la domination du capital sur le travail. Mais « ce moment décisif, ce point de non-retour, n’a jamais été atteint. Au fond, c’était le passage d’une minorité prolétarienne révoltée à travers une assez courte unité de temps, et non une révolution. » Cela n’enlève rien à la présence et à la force de cette “réalité plus profonde”, mais elle n’a pas pris le dessus.

      Autant ce soulèvement prouve de quelle force critique sont capables ceux que le capitalisme avait cru atomiser et soumettre, autant il serait faux d’y voir la montée de  catégories mobiles appelées à remplacer les lourds bataillons d’une classe ouvrière usée. C’est pourtant cette idée, implicite ou explicitée, qui se fait jour chez certains radicaux. Le déroulement des événements grecs suggère une autre interprétation. Ces émeutes sont restées avant tout une révolte de la « génération 600 € » : si elle a noué peu de liens avec le travail dit protégé, c’est que malgré leur radicalité, ou à cause de la forme prise par leur radicalité, les précaires n’ont pas posé le problème général du salariat. Plus exactement, ils l’ont posé seulement à partir de leur propre condition.

    …et printemps antillais 

      En 2008, la Guyane avait connu deux semaines de grèves, d’émeutes et de blocages. Un an plus tard, en Guadeloupe, l’action commune ou parallèle des sans travail, salariés et marginalisés est allée au-delà de l’exigence de 200 € d’augmentation pour les bas salaires.  Mais le refus profond animant le mouvement n’en a pas moins accepté l’encadrement syndical, via la domination de l’UGTG sur le collectif LKP. A l’inverse de la Grèce, il y a eu en Guadeloupe au départ une revendication salariale, portée par une organisation syndicale. En Grèce, « la majorité des salariés s’est tenue à l’écart ou à la traîne. En Guadeloupe, ce sont les salariés qui ont lancé le mouvement… et ont au bout du compte accepté sa neutralisation. » (Communisme, n°61, juin 2009) 

    Du point de vue des « intérêts généraux du prolétariat », la limite des luttes qui ont secoué la Guadeloupe (puis à un moindre degré la Nouvelle Calédonie) en 2009 n’est pas d’avoir été dirigées contre une situation néo-coloniale, et d’avoir visé un « rattrapage » de la condition faite au travail dans les DOM-TOM par rapport à la métropole. Quand les ouvriers de la canne à sucre payés 25% en dessous du smic obtiennent 30% de plus, cette augmentation est éminemment positive, comme tout effort du travail pour améliorer sa situation, s’il ne renforce pas l’intégration du travail au capitalisme. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la classe ouvrière des colonies entre (ou entre à nouveau, si ses luttes antérieures ont été défaites) dans un cycle d’organisation et de revendication déjà parcouru en métropole : en recourant au langage et aux méthodes de la CGT française avant 1914, voire de la CGTU après 1921, l’UGTG montre qu’elle combat plus l’archaïsme du capital que sa modernité. 

     Mais le fait décisif est l’absence actuelle de liens entre prolétaires « coloniaux » et « métropolitains » : à aucun moment ces conflits (durs et souvent autogérés) n’ont eu de résonance avec les conflits alors nombreux et souvent virulents en France hexagonale.

     La distance entre prolétaires « coloniaux » et « métropolitains » n’est pas seulement géographique. La France en grève générale de Mai 68 ignorait presque tout de ce qui s’était passé aux Antilles un an avant : à la suite d’une grève des ouvriers du bâtiment, les gendarmes avaient tué près d’une centaine de personnes. D’ailleurs, dans la mémoire – ou l’absence de mémoire - française, le fait que le patronat antillais (en tout cas celui des grands patrons) soit  « blanc » et le travail « noir » permet de transformer la question sociale en question coloniale, sinon raciale, et d’évacuer non seulement l’existence de prolétaires antillais, mais encore leurs luttes en tant que tels.

          Une telle coupure ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. En février 1900, par exemple, les coupeurs de canne à sucre ont mené la première grève générale de Martinique. Contre la baisse des salaires (parfois de 50%), la hausse du coût de la vie (car à cette époque déjà de nombreux produits de base étaient importés, y compris viande et  poisson) et l’intensification du travail – réalités encore présentes un siècle plus tard -, les ouvriers revendiquent de fortes augmentations de salaires.  Organisés à la base, les arrêts de travail touchent la moitié de l’île, s’étendant par « grève marchante » pour faire pression d’une entreprise à l’autre. Les grévistes s’arment de bâtons, de coutelas et de pierres. Les patrons refusent toute discussion. Le 8, la troupe tire sur une foule qui ne la menaçait pas : 10 morts. Un début de négociation, où le patronat consent une faible augmentation, n’arrête pas la grève qui continue sans escalade dans la violence, et s’élargit aux ouvriers des « usines centrales » sucrières, jusque là restés hors du mouvement. Bien que le mouvement ait très peu d’écho dans les villes, la reprise du travail sera progressive et difficile, et les concessions inégales, les salariés des usines obtenant plus que les coupeurs. Les années suivantes, les entreprises répliquent en diminuant les surfaces cultivées tout en se modernisant pour moins dépendre du travail, - évolution là encore proche de celle subie de nos jours par les prolétaires de France et d’ailleurs. Mais, si l’on qualifie parfois le massacre du 8 février 1900 de « Fourmies antillais », par analogie avec la ville du Nord où, le 1er mai 1891, les soldats ont tiré sur des manifestants pacifiques et tué 9 personnes, cette comparaison n’empêche les prolétaires des Antilles de lutter parallèlement à ceux de métropole, sans que ces parallèles se rejoignent,- du moins jusqu’ici.

     Pour en comprendre un peu plus, un détour théorique :

   3 . Du travail dans sa « soumission réelle » au capital

     Retour au concept

     En parlant de domination réelle du capital, Marx ne théorisait pas une époque historique débutant par exemple en 1850, 1900, 1950, ou plus tard. Il traitait de la soumission réelle du travail au capital, lorsque celui-ci en vient à produire et reproduire la société entière selon sa logique, et ainsi domine totalement le monde du travail à qui il vend l’ensemble de ses conditions de vie, des céréales du matin  au journal du soir, en passant par les outils pour bricoler et le cinéma du samedi. Cette soumission accrue signifie une aliénation renforcée. L’artisan forcé d’entrer à la fabrique préservait pour partie son savoir-faire. L’ouvrier de la grande industrie s’appartient moins encore, car il dépend de forces étrangères à lui bien qu’il les anime : aussi devient-il l’instrument d’une puissance impersonnelle qui par ailleurs transforme le bourgeois en « fonctionnaire du capital ».    

     Fin de la contre-société ouvrière   

     On dit le mouvement ouvrier disparu, souvent en précisant : le vieux mouvement ouvrier. C’est inexact si l’on entend par là qu’il n’existe ou n’existera bientôt plus d’organisations, en général syndicales, grâce auxquelles le salarié se défend contre le patron et/ou négocie avec lui, ou que ces organisations seraient moribondes. Certes, du Japon à l’Europe, les syndicats ont chuté en adhérents et en puissance. Le travail ne peut s’organiser lui-même que là où le capital l’organise à son profit : quand la sidérurgie française emploie 20.000 personnes en 2007 au lieu de 150.000 en 1974, il est inévitable que les effectifs cégétistes y fondent en proportion. Cependant la venue d’autres métiers fait naître d’autres syndicats (dans des professions en général moins remuantes que la classe ouvrière). Et surtout, l’industrialisation de nouveaux pays y crée des masses salariées qui elles aussi tôt ou tard revendiquent et s’organisent. B. Silver a décrit dans Forces of Labor comment l’industrie automobile, afin de fuir une main d’œuvre peu docile aux Etats-Unis et en Europe, avait expatrié une partie de sa production au Brésil, en Afrique du Sud, puis en Asie, déjouant sans cesse l’insubordination ouvrière dans un pays pour la retrouver dans un autre. Tout ne s’équivaut pas, et les luttes actuelles chez Tata Motors ne sont pas comparables à celles de Fiat en 1969, mais tant qu’existera le capitalisme, le travail réagira contre le capital, et suscitera pour ce faire organes - et idéologies - les plus variées.

     Le facteur décisif n’est pas technique, mais social. C’est moins la recomposition du paysage industriel qui a amputé les métiers (et donc les syndicats) liés aux ports et à la mine, que l’épuisement des grèves des dockers et des mineurs dans les années 70 qui a permis au capitalisme de rationaliser, voire de supprimer des lieux de travail où les prolétaires avaient acquis une force de blocage. Si le syndicalisme n’est plus ce qu’il a été, c’est avant tout l’effet de vingt ans de défaite revendicative. A contrario, des deux côtés de l’Atlantique, le renouveau des luttes depuis quelques années entraîne une remontée de l’action syndicale.

     Ce qui a disparu, c’est ce qu’en 1968 A. Kriegel avait qualifié de contre-société à propos du PCF, et qui concernait les PC stalinisés, mais aussi la social-démocratie, allemande par exemple, à laquelle l’historienne elle-même appliquait sa propre notion. Cette réalité débordait en effet les cadres politiques spécifiques, et englobait tout ce qui s’était construit à partir et autour du monde du travail dès le milieu du 19e siècle, avant de s’épanouir au 20e, semblant triompher après 1945 alors même que l’intégration définitive des syndicats et la société de consommation en sapaient les bases. Ce qui définissait cette « micro-société close », cette « contre-société minoritaire » n’était pas une option politique particulière, mais la recherche de l’autonomie aussi large que possible par des travailleurs essayant de se donner leurs propres réseaux de protection sociale (mutuelles), d’achat et de consommation (coopératives), de loisirs, de culture, leurs références et leurs signes d’identité aussi.   

     Avant 1914, lorsque les foyers industriels se concentraient en Europe de l’ouest et aux Etats-Unis, le travail englobait surtout deux grandes catégories, les ouvriers professionnels et les manœuvres, avec certes une forte mobilité, des heurts et des difficultés d’intégration, dont une manifestation spectaculaire fut les Apaches rendus célèbres par Casque d’Or, mais des passerelles reliaient la situation des travailleurs et celle d’une « marge » que le dynamisme du système lui permettait d’intégrer. Statistiquement minoritaire, la classe ouvrière vivait un fort sentiment d’appartenance de classe, marquée par des barrières réelles et symboliques la distinguant des autres groupes. C’est d’ailleurs la (relative) « étanchéité » de la classe ouvrière par rapport aux autres classes qui lui permettait, non sans conflits, d’accepter les vagues successives d’immigrants perçus au départ comme étrangers.

     En 1912, dans Lutte de classe et nation, A. Pannekoek veut montrer que les ouvriers sont et doivent et rester extérieurs à la nation, y compris dans leur accès à la culture. Si la lutte de classe et le parti, écrit Pannekoek, mettent à la portée des masses la littérature classique, ces masses n’entrent pour autant dans « aucune communauté de culture » avec la bourgeoisie, car « la culture socialiste (..) est un produit de la lutte qui est une lutte contre l’ensemble du monde bourgeois ». « Les fondements de leur pensée et de leur vision du monde étant totalement divergents, les travailleurs lisent dans ces œuvres tout à fait autre chose que la bourgeoisie. (..) Cela est vrai dans une beaucoup plus large mesure encore en ce qui concerne l’histoire (...) Rien n’indique ici la possession d’une culture commune. » Pannekoek soutient même que « la séparation entre la culture de la bourgeoisie et celle du prolétariat s’accroît sans cesse ».  

     Cet univers à part n’échappait pas à la critique, y compris par ceux qualifiés d’ouvriéristes. Otto Rühle écrivait en 1924: « Ce n’est qu’à l’intérieur de l’usine que l’ouvrier est vraiment un prolétaire, et donc un révolutionnaire au sens de la révolution socialiste et prolétarienne. A l’extérieur, c’est un petit-bourgeois, pris dans un milieu et des habitudes de vie petit-bourgeois, où domine une idéologie petite-bourgeoise. » Tout selon lui concourt à cette imprégnation : le mariage, le logement (même en location), l’école (y compris la formation professionnelle), les loisirs, et jusqu’à l’habillement. Par conséquent, explique O. Rühle, seule l’organisation d’usine, là où capital et travail sont antagoniques, peut servir d’organe révolutionnaire, au contraire du syndicat et du parti.        

     La contre-société ouvrière était d’abord matérielle, structurée dans l’espace et l’urbanisme du quartier populaire et de la cité ouvrière, mais elle imprégnait aussi le langage et les comportements, décrits par exemple dans La Culture du pauvre de R. Hoggart. Il est caractéristique que le concept de contre-société soit apparu quand la réalité qu’il recouvre semblait à son apogée, dans l’Angleterre des lendemains de la guerre et la France des années 1960, alors même que cette réalité commençait à dépérir. Dans le premier pays à avoir vécu l’industrialisation, R. Hoggart étudie en 1957 un milieu ouvrier traditionnel anglais déjà en voie de transformation : il se demande comment les ouvriers (et plus eux que les pauvres en général) utilisent leur capacité de lecture afin d’entretenir une sociabilité spécifique, se distraire, se cultiver et s’instruire.Son livre se divise significativement en deux parties : les pratiques ouvrières et populaires anciennes, où dominent l’oralité, la convivialité, la rue, le pub, le quartier, et qui construisent une sociabilité immédiate ;puis celles qui émergent après 1945 sous la poussée de la consommation de masse. Hoggart signale une série de nouveautés qui n’ont fait depuis que croître et embellir : la montée de l’individualisme (apporté – paradoxe apparent – par la massification : plus on achète les mêmes objets, plus chacun se veut différent) ; le culte du nouveau, du jeune, de l’étranger (ici, de ce qui vient d’Amérique). Le club singing s’efface devant la pop music des juke boxes, et les instruments s’électrifient. Fin 19e, William Morris passait déjà pour un grognon nostalgique quand il déplorait la décadence de l’art et de l’artisanat populaires. Un certain type de collectif était graduellement éliminé par un autre, beaucoup moins local, beaucoup plus manufacturé et marchand.  Le déracinement découle aussi de la scolarisation prolongée et de la promotion sociale. Avant, les « intellectuels » issus de la classe ouvrière y restaient, devenant enseignants ou cadres du mouvement ouvrier : maintenant, constate Hoggart, ils en partent. En résumé, pour l’auteur, on va vers une culture appauvrie et « sans visage » parce que « sans classe ».

     Cinquante ans plus tard, beaucoup de lieux de travail ont mué en espaces de loisirs ou en logements chic : docks londoniens, Halles parisiennes, gare lilloise de Saint Sauveur, usine chinoise 420 de Chengdu reconvertie en immobilier haut de gamme et rebaptisée 24 City Project... Plus encore, au moment même où la classe ouvrière devient invisible, elle est muséifiée. Le Nord a fermé ses puits de charbon, puis fait de l’un d’eux, à Lewarde, le plus grand musée minier de France. Comme l’expliquait La Société du Spectacle, « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », avec pour degré ultime une schtroumpfisation du monde. Le parc de loisirs Walibi en Moselle avait offert un emploi aux anciens sidérurgistes de la région : déambuler au milieu du public déguisés en  Schtroumpf.

     Un monde spécifiquement « ouvrier » n’existe plus, à la fois très riche et tourné vers lui-même, avec par exemple, en Suède, la rédaction de romans écrits par des ouvriers, publiés par les syndicats et diffusés en milieu populaire. On avait là le contraire de « médias » censés concerner et réunir tout le monde. Déjà peu compatible avec la télévision, la contre-société ouvrière devient impensable à l’ère d’Internet. De même, il n’y a plus de place pour Tourisme & Travail (1944-85), organisme de vacances et de loisirs  lié à la CGT, né de la Résistance et de l’éducation populaire, quand se développent les voyages organisés et le Club Med.

     Ce qui n’a pas disparu, ce sont les causes du réformisme du travail, inévitable réformisme qui réinvente des formes nouvelles quand les anciennes ne remplissent plus leur fonction. Non seulement le syndicalisme n’est pas mort mais, si à peu près personne ne rêve aujourd’hui d’un capitalisme ouvrier, l’autogestion renaît chaque fois qu’elle semble offrir une alternative à la défaillance patronale. Le Portugal de 1974-75 n’était pas l’ultime tentative de gestion d’entreprises par le personnel : elle a resurgi dans l’Argentine de 2001-2002. Quant à un industrialisme d’Etat de type stalinien, il appartient autant au passé que le bourgeois victorien, mais des variantes capitalistes autoritaires et centralisées ne sont pas à exclure. L’histoire n’a pas fini de surprendre.

     En résumé, après être longtemps passée pour une antichambre du pouvoir des travailleurs, la contre-société ouvrière s’est vue depuis quelques décennies réduite par nombre de radicaux à un moyen d’affirmation d’une classe n’ayant eu de réalité que dans le capitalisme, avec lui et donc pour lui. Au lieu de choisir entre ces deux visions symétriquement fausses, considérons plutôt le lien entre le déclin indéniable de cette contre-société et l’origine sociale des ouvriers. Lorsque la majorité d’entre eux venaient de la dissolution d’autres groupes, il leur fallait se donner une homogénéité en créant un monde parallèle qui leur appartienne. Ils ont eu ensuite moins besoin d’affirmer une identité en gros acquise. Entre la ducasse décrite dansGerminal en 1885 et les fêtes des villes minières en 1950, la différence tient moins au regard des mineurs sur eux-mêmes qu’à l’évolution de leur condition. Sous la pression des luttes, au mépris patronal et à l’insécurité permanente du 19e siècle, succèdent au 20e un minimum de reconnaissance, et de meilleures conditions de travail. Malgré sa violence, la répression  des grèves de 1947-48 (par un ministre de l’Intérieur socialiste) ne ressemble pas à la fusillade de Fourmies en 1891, pas plus que le contrôle de ces grèves par la puissante CGT ne ressemble à la conduite des grèves et révoltes dans les mêmes bassins charbonniers fin 19e et début 20e par les syndicats naissants d’alors. Ce qui avait changé, en moins d’un siècle, c’est la conquête par les ouvriers d’un monde qu’ils pouvaient croire le leur, et qui jusqu’à un certain point l’était.

     Nous retrouvons ici la question du nombre, de la proportion d’ouvriers dans l’ensemble de la population, et par rapport à la population active. Les ouvriers ont toujours été minoritaires. En 1861, en Angleterre et au Pays de Galles, sur 20 millions d’habitants, on comptait 1,1 million de travailleurs agricoles, 640.000 ouvriers du textile, 560.000 mineurs, 400.000 métallurgistes, et…. 1,2 million de domestiques. Les ouvriers n’étaient pas même majoritaires dans l’Allemagne massivement industrielle de la première moitié du 20e siècle. Mais il y a minorité et minorité. La « minorisation » actuelle n’est pas statistique : elle résulte d’une salarisation généralisée qui fond l’ouvrier dans l’ensemble des salariés, du manœuvre au manager, y compris sur le plan politique : l’apparent nivellement des conditions facilite l’absorption de tous en un agrégat de citoyens. Dès lors la possibilité objective de se sentir membre d’un groupe spécifique tend à s’estomper. Autre conséquence, l’attraction du monde ouvrier sur les couches à sa périphérie s’efface.  En 1960, pour peu qu’elle votât PCF, voire SFIO (ou Labour), et malgré tout ce qui la séparait des gens en bleu de travail, une dactylo pouvait se dire membre de « la classe ouvrière » (ou working class) : cinquante ans après, il est peu probable qu’un employé de bureau, même électeur d’extrême gauche, s’identifie ainsi.

     Pour conservatrice qu’elle ait été, cette contre-société n’a pas seulement nourri le réformisme des prolétaires, elle les a aussi aidés à tenir un rôle « messianique ». Il est devenu de bon ton de s’en moquer, tant le messianisme charrie d’illusions (et d’échecs, jusqu’à aujourd’hui inclus), mais il n’en a moins contribué à affirmer la possibilité d’une révolution portée par un groupe social radicalement distinct des autres. Un renouveau des luttes des prolétaires fera renaître cette expérience d’un ensemble social qui en défendant ses intérêts pourra les dépasser. Or, pour que la différence radicale dont ils sont porteurs produise une communauté potentiellement universelle, il faut déjà qu’ils agissent et se pensenteux-mêmes (les ouvriers, les salariés du bas de l’échelle, les exécutants) comme ayant entre eux quelque chose de commun, parce qu’étant une force centrale dans la société. Pour le dire simplement, tant que les ouvriers revendiquent dans les usines automobiles roumaines sans lien effectif avec les grèves en Angleterre ou au Bangladesh, cette communauté n’existe pas, ou n’a d’existence qu’idéologique. Nous en sommes loin, mais l’histoire aussi a ses accélérations : qui parlait de « révolution » en France avant 1968 ?    

     Au fond, la contre-société ouvrière, c’était l’intégration négative des prolétaires. Si la culture de masse a fonctionné comme intégratrice et unificatrice de la société, elle n'en fournissait pas moins des armes possibles pour la critique de ce monde. Par exemple, la littérature prolétarienne des années 30, quoique en général conforme aux normes artistiques établies, développait ses propres thèmes et entretenait des traditions de résistance et de révolte. Dans certaines régions très industrialisées, avec une forte immigration de surcroît, les prolétaires parlaient leur propre langage : en Lorraine, le français était la langue de l'élite politique et économique, et le Platt germanique celle du peuple. Signe de reconnaissance, cette langue « d’en bas » était à la fois un moyen d’auto-fermeture et de résistance. L’important, dans tous ces cas, c’est de reconnaître la contradiction inhérente à ce monde du travail : plus qu’uniquement « ouvrier», il était aussi ouvert sur d’autres dimensions, et animé d’une tension vers l’universel, sans laquelle le communisme n’a pas de contenu.

     Il est devenu courant de présenter le mouvement ouvrier et socialiste/communiste comme quasi masculin (et donc sexiste),  ethnocentrique (parce que « blanc »), chauvin (parce que national), respectueux de l’autorité (et donc tout à la fois dirigiste et suiviste), répressif (par peur et haine du délinquant), conformiste (par souci de respectabilité), détestant l’avant-garde (par adhésion à l’esthétique bourgeoise), et bien sûr productiviste par intérêt borné autant que par conviction. Une telle réécriture de l’histoire méconnaît que ces traits réactionnaires (indiscutables) sont devenus hégémoniques sous la pression des défaites, de 1848 aux lendemains de 1939-45, et de ce que nous persistons à appeler contre-révolution. Elle oublie également que dans le cadre du mouvement ouvrier, socialiste ou anarchiste, pendant plus d’un siècle, ont existé des organisations féministes, des écoles à pédagogie « révolutionnaire », une négation de la Justice et des prisons, de multiples expérimentations de communautés essayant de vivre librement, un rejet du salariat, un internationalisme pratique, et même un refus de l’économie et du monde industriel. Ces critiques restaient bien entendu minoritaires. Mais celui qui voudrait peser leur poids dans l’ensemble du mouvement constaterait qu’elles y ont tenu une place non négligeable, sans laquelle aucun des assauts prolétariens du siècle et demi écoulé n’aurait eu lieu. William Morris ne se sentait pas étranger au mouvement ouvrier, et il ne l’était pas.

    Du barbare à l’homme invisible  

     Au long du 19e siècle et jusqu’au milieu du 20e, l’ouvrier est socialement perçu comme un dangereux sauvage. La haine bourgeoise et petite-bourgeoise contre les communards puis contre les grévistes et les syndicalistes exprime une peur de déchoir, voire d’être obligé de travailler. Alors qu’un patrimoine même modeste permet de vivre chichement de ses rentes, le statut de travailleur manuel passe pour la pire des dégradations. L’ouvrier représente d’autant plus un danger social, un barbare criminogène aux portes de la ville, qu’il incarne ce qu’un modernisme technique concentre de plus menaçant pour des professions qui se veulent encore indépendantes. Le professeur, le médecin, le commerçant, l’avocat méprisent le paysan mais poétisent une vie aux champs supposée conforme aux rythmes de la nature, tout comme ils idéalisent un artisan censé capable de réfléchir à ce qu’il façonne. Au contraire, l’atelier d’usine, avec ses contraintes, le bruit et la brutalité des machines, symbolise le contraire du statut et de la culture grâce auxquels le petit-bourgeois s’élève au dessus de la grossièreté du vulgaire et s’approche des classes supérieures. Zola en donne une illustration lors de la pathétique visite du Louvre par la noce populaire dans L’Assommoir (1877). Le petit-bourgeois doit absolument se distinguer de ce qu’un personnage du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau (1900) appelle « les salopards en casquette ».

     L’idéalisation est l’autre versant de ce mépris. Sous certaines conditions, l’ensauvagé prend la figure d’un bon sauvage, doté d’une simplicité et d’un naturel supposés manquer chez des classes instruites gâtées par l’artifice de leur éducation. De ses origines rurales, le peuple ouvrier aurait su garder un comportement vertueux : son langage est brut mais direct, ses loisirs bon enfant… du moins jusqu’à ce que la culture de masse dont l’élite a eu longtemps soin de se tenir à l’écart, et que propagent presse populaire, cinéma, radio (et plus tard télévision), vienne le pervertir, l’abêtir, le dénaturer.

    La même époque, cependant, glorifie la technique et les masses humaines qu’elle rassemble et anime. L’idée naît chez certains intellectuels que la classe ouvrière est la grande force appelée à changer le monde, à condition de se laisser diriger par eux. Pour Kautsky comme pour Lénine, les idées socialistes, nées à l’extérieur d’un prolétariat incapable de penser par lui-même, doivent y être introduites également de l’extérieur, ainsi que le théorise Que faire ? en 1902. Deux ans après, dans Un pas en avant, un pas en arrière, Lénine décrit le prolétariat russe comme «  (..) accablé sous un labeur servile par le capital, rejeté constamment dans les bas-fonds de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence », mais qui « peut devenir - et deviendra inévitablement- une force invincible (..) » Le chef bolchévik n’était pas le seul à considérer positive la discipline de la grande usine : dressé aujourd’hui à obéir au contremaître et à l’ingénieur, le prolétaire prend l’habitude de l’organisation et d’une discipline qu’il mettra demain au service de sa classe dirigée par le parti. L’ouvrier n’est pas une brute, mais une pâte que travaillera le mouvement socialiste (ou, dans la version syndicaliste-révolutionnaire, l’élite des syndicalistes conscients et moraux). On ne le relègue plus dans sa banlieue, on l’infantilise. 

     Troisième âge, le nôtre : il n’adore plus la technique, ou plutôt la rêve légère, la moins chargée de matière possible, et fait comme si elle pouvait cesser de dépendre de complexes pétrochimiques, de cimenteries, d’aciéries, d’immenses ponts autoroutiers. Plus rien de lourd : que tout soit portable. Notre contemporain voudrait son iPhone3G sans le porte-conteneur géant qui l’a apporté du bout du monde. La grande usine n’est plus condamnée comme concentration de barbares ennemis de la civilisation, mais comme danger menaçant rien moins que la survie de la planète. Elle ne met plus en péril la culture, mais la nature. Hier réputée porteuse de révolution et de désordre, la grande industrie prend aujourd’hui une autre image, tout aussi négative : celle d’une source de pollution. L’ouvrier n’est plus celui qui met en œuvre le progrès : il symbolise le productivisme, et son type de travail est assimilé à une vieillerie dont les pays riches ont su douloureusement mais sagement se débarrasser, et dont on espère qu’un jour l’Asie aussi se délivrera en passant à son tour à l’ère tertiaire. Alors que jamais l’existence quotidienne n’a autant dépendu d’objets manufacturés, un consensus valorise l’intellect, la conception, la recherche, aux dépens de la fabrication et du travail manuel.

     Une anecdote illustrera ce déni de réalité. Entendant le récit de l’organisation taylorisée d’un centre d’appel, un jeune journaliste s’est écrié : « C’est là le vrai prolétariat d’aujourd’hui ! » Très juste, sauf que ce découpage du temps, cette obligation permanente de rentabilité, cette « soumission réelle », s’ils s’imposent indiscutablement dans les centres d’appel comme dans une partie grandissante des bureaux, s’appliquent également à des millions de travailleurs qu’il est devenu inconvenant d’appeler « manuels », alors qu’ils recourent sans cesse à leurs mains. La remarque de ce jeune homme a ceci de terrible qu’elle oublie qu’à Barcelone comme à Bari ou à Passau, l’ « opératrice » sur une chaîne d’automobile, le conducteur d’engin, la manutentionnaire, le mécanicien du garage, l’assembleuse d’ordinateur, le réparateur de voies ferrées, le travailleur du bâtiment, etc., sont aussi les « vrais prolétaires » de notre temps, et que la Chine ou le Bangladesh n’ont pas, ni qu’aucun pays n’aura jamais, l’exclusivité des ateliers d’usine. Bien qu’environ un tiers des salariés français gagnent leur vie par une activité consistant à fabriquer, transporter ou porter des objets manufacturés, ou à utiliser une machine (et nous ne parlons pas d’ordinateur), « l’ouvrier » est devenu invisible en tant que catégorie sociale.

     Ce que Beaud et Pialoux appelait en 1999 «l’affaiblissement du groupe ouvrier » se traduit inévitablement dans le vocabulaire. Il semblait naturel à Serge Livrozet, animateur du Comité d’Action des Prisonniers fondé en 1972, de déclarer : « 90% des détenus sont des ouvriers ». Trente ans plus tard, on dirait  défavorisé-e-s, dominé-e-s, opprimé-e-s, discriminé-e-s

     Un texte ultérieur devra s’interroger sur la signification et la portée pratique de la poussée de l’écologie politique et du thème de la décroissance : simple gadget ou tendance de fond… ? Disons d’ores et déjà que le problème de la survie de la planète n’a commencé à se poser socialement, à devenir « force matérielle », qu’avec l’émergence de pays comme la Chine et l’Inde, et avec la consommation  marchande qui en découle : un milliard de Chinois peuvent circuler à vélo, non en voiture. La frénésie consommatoire continue par ailleurs à faire le bonheur du capitalisme occidental et japonais. Incapable de promouvoir de vraies réformes, l’écologie réussit par contre à se hisser parmi les idéologies dominantes, et ce faisant renforce le rejet du monde du travail, au sens que l’expression  a pris depuis le 19e siècle. Avant-hier brute inculte, capable hier de gober les pires propagandes, un temps nazi (c’est un lieu commun que d’attribuer le succès d’Hitler en 1933 aux ouvriers en chômage), puis durablement stalinien, le prolo menacerait aujourd’hui la planète en s’obstinant à acheter des produits industriels (et même de la viande rouge) que par ailleurs il fabrique. Si la consommation de masse est la cause n°1 des pollutions, il est urgent de la réduire drastiquement… Mais qui compose cette masse trop nombreuse ? Certainement pas l’enseignante, le médecin ou l’ingénieur, heureusement convertis au virtuel, au light et au bio : en vérité, les pollueurs, ce sont le maçon, la soudeuse, le camionneur, le mineur, qu’ils travaillent en Europe ou en Asie.

    Le travail en « soumission réelle »                

     Le travail industriel, le travail d’usine, parce que conflictuel et opposant visiblement des groupes bien définis, était à la fois vecteur de cohésion sociale et de critique sociale. Or, sous une « domination réelle » amorcée depuis le début du 20e siècle et confirmée dans sa seconde moitié, les réalités du « fait ouvrier », et les mentalités qui allaient de pair, se sont effacées.  Sur le plan des idées, ce déclin s’accompagne de la négation d’un centre de gravité social (la société étant censée faite d’une infinité de réseaux), et en particulier de la négation du rôle central du travail.

      Un siècle et demi après que Marx en a fait la théorie dans le « 6e chapitre inédit » du Capital, et alors même que le travail est mis de plus en plus, et davantage avec la mondialisation, au cœur de la vie de l’espèce humaine, cette « soumission réelle » mine chez le travailleur un sentiment d’appartenance, une fierté - justifiée ou non - d’appartenir à la classe seule productrice des richesses du monde, et donc seule à pouvoir révolutionner ce monde. Il se voit écartelé entre des rôles parallèles, successifs et souvent contradictoires, de salarié, d’épargnant, de consommateur, de mutualiste, de cotisant, d’allocataire, d’usager des transports, de parent, voire de petit actionnaire de son entreprise ou de son fonds de retraite, et perd l’expérience d’un « centre » de sa vie. Devant à ce phénomène, les minorités communistes ont du mal à y distinguer la réalité de l’apparence, et en viennent même à théoriser l’inessentialisation du travail.

     Cette théorie méconnaît que le travail, loin de devenir secondaire, se densifie au « centre », dans les vieilles métropoles, avec une élévation des qualifications, d’ailleurs souvent superficielle, la multiplication des diplômes étant un trompe-l’œil. Si le travail peu qualifié n’y disparaît pas pour autant (la plupart des « services à la personne » ne nécessitant aucune formation véritable), une bonne part (l’industrie manufacturière) en est transférée dans ce que l’on appelait autrefois « la périphérie ». Ce n’est pas un hasard si, malgré la crise, les pays qui gardent un certain dynamisme ont un capitalisme jeune ou rajeuni, surtout en Asie, prospérant sur des journées de travail démesurées et des salaires misérables, ou, comme en Allemagne, une économie déjà ancienne mais faisant encore la part belle à l’industrie.   

     Domination réelle et travail - y compris travail en usine -sont inséparables, et le règne de la première suppose l’expansion du second.

     Production et reproduction de la société  

     L’activité tertiaire exercée par certaines classes appelées moyennes contemporaines crée bien de la cohésion sociale, maisa minima : l’individualisation qui caractérise le travail du professeur, du travailleur social et de l’informaticien, et dont  ils s’enorgueillissent comme d’une preuve de liberté malgré l’obligation d’œuvrer en équipe, limite la capacité de ce type de travail à se comprendre et à résister collectivement. Privilégiées par leur pouvoir (même relatif et ébranlé), leur image (au lycée, mieux vaut faire cours que balayer la cour), des conditions de travail et de vie moins dures, et un revenu généralement supérieur à la moyenne, ces catégories ne seront pas à l’origine du changement social.

     Même si aucun mur ne les sépare, même si les limites entre les deux ensembles sont mouvantes, il existe une différence entre ceux qui produisent la société, et ceux dont le travail consiste avant tout à la  reproduire (commercialisateurs, communicateurs, producteurs professionnels d’idées, enseignants et travailleurs sociaux). Bien sûr, les premiers aussi la reproduisent, mais l’activité des seconds, en gros, se borne à la reproduire. Sans aborder ici la distinction entre travail productif et improductif, rappelons que le jour où le personnel d’EDF cesse de fournir du courant, il met au repos forcé presque tous les outils électroniques considérés la veille encore comme moteurs de la vie économique et sociale. Nous invitons ceux qui nous taxerons de matérialisme primaire à comparer une grève longue des transports - par train et/ou sur route - à une grève tout aussi longue de la presse. La première handicape lourdement la continuité de la société, et risque de la paralyser. La seconde ne frappe que les  professions qui en vivent, et prive les lecteurs de lecture.

     Une caractéristique de la « domination réelle », c’est de tendre à nous salarier tous (P-DG compris), et à mettre tout le monde au travail, ou à faire semblant. Quoique cette tendance n’aille jamais jusqu’au bout, même en période dite de plein emploi, elle brouille les repères entre les différentes formes de salariat et de travail, et cette confusion des genres a aussi son incidence sur le contenu et le développement des luttes de classes. En effet, si tout est dans tout, si chacun travaille, si chacun donc exploite et est exploité, il n’y a plus de centralité sociale, ni par conséquent de sujet révolutionnaire possible.  

     Face à ce brouillage, nous ne pouvons qu’affirmer qu’une révolution communiste serait le moment où se croisent et se conjuguent, d’un côté l’insurrection d’un grand nombre de ceux qui produisent directement ce monde, et de l’autre le refus de continuer à le reproduire de la part d’un grand nombre des catégories jusque-là relativement favorisées, en tout cas valorisées comme porteuses de progrès. Mais l’ingénieur ne sera conduit à se remettre en cause en tant qu’ingénieur face aux ouvriers qu’il commande, qu’après que ces mêmes ouvriers ont commencé à remettre en cause leur travail. Il en va de même de l’informaticien, de l’enseignant, du chercheur, de l’artiste, du journaliste, de l’éducateur, qui continueront à trouver un intérêt et un sens à leur activité (quitte à vouloir la réformer) tant que cette activité sera acceptée par ceux auxquels elle s’adresse et sur lesquels, dans bien des cas, elle dispose d’un pouvoir.

     Ajoutons que ces catégories se mettent en mouvement à l’initiative des plus exploités de leurs membres, des plus « prolétarisés ». Les instits ruent plus dans les brancards que les profs de fac. Ce sont eux, et non Les Chiens de garde universitaires qu’attaquait P. Nizan en 1932, qui ont animé des luttes dures après 14-18, quand l’Etat leur interdisait la grève. A Oaxaca, les salariés de l’école primaire ne se seraient pas tant battu si autour d’eux des prolétaires non enseignants ne s’étaient également mobilisés, encourageant les instituteurs à porter la lutte à un niveau supérieur.

      Les salariés de la connaissance ne sont d’ailleurs pas moins productivistes que les ouvriers, mais ils le sont au nom d’autres « forces productives », celles que vante un capitalisme contemporain qui imagine compenser l’épuisement de ressources bassement fossiles venues du fond des âges par l’énergie inépuisable de l’intelligence humaine, seule matière première, dit-on, qui se renouvelle elle-même. En  fait, la mise à contribution forcée de cette intelligence conduit à un travail sans fin, surtout dans le tertiaire, grâce notamment à des outils portables comme l’ordinateur et le téléphone. Censés favoriser  l’autonomie et la maîtrise dans le travail, ces instruments l’intensifient et l’étendent hors du temps passé en entreprise. On a calculé qu’une bonne partie de l’augmentation de la productivité dans les services tenait aux tâches effectuées à domicile, en plus des horaires officiels, donc non payées. Tout en s’occupant de ses enfants, on passe commande, on lit les emails des collègues, on envoie des directives, on consulte une documentation technique. Autrefois apanage des cadres à haut revenu, l’imbrication de la vie professionnelle et de la vie privée s’impose à une majorité d’employés moyens et petits. Tout le monde s’en plaint, mais (presque) tout le monde continue de croire à la machine libératrice, sauf qu’il ne s’agit plus de la turbine géante de la centrale électrique, mais de l’iphone « qui fait tout ». Le mythe du progrès et la croyance en une neutralité de la technique ont encore de beaux jours devant eux.

    Ceux qui, comme le groupe Krisis et son Manifeste contre le travail (1999), voient dans l’adhésion au travail le principal obstacle à une révolution, méconnaissent que cette thèse, dans la mesure où elle est valable, s’applique moins à l’ouvrier d’usine (qualifié d’obsolète) qu’au salarié du tertiaire (supposé typique du capitalisme contemporain). Si l’ouvrier de Continental a intérêt à la fabrication de pneus et donc à la circulation automobile, il n’emporte pas chez lui le mélangeur à gomme et ne se croit pas libre sur sa machine. Au contraire, tout incite le salarié du tertiaire à considérer son ordinateur comme un moyen de bien être, voire de réalisation de soi, dès lors qu’il l’utilise pour lui-même et non pour un patron. Son rapport avec le travail étant différent, son attitude sociale le sera aussi, et n’est pas sans  rappeler l’auto-valorisation d’ouvriers qualifiés ou très qualifiés au 19e siècle et dans une partie du 20e.

    « Cognitariat » ?              

     Au 20e siècle, et plus encore depuis trente ans, la valeur du capital « tangible » (les équipements, les stocks) n’a cessé de croître par rapport à celle du capital « intangible » (l’éducation, la formation, la qualification du personnel, la Recherche & Développement), et cette réalité prend aussi un sens social. Le capitalisme promeut certains groupes qu’il met en avant comme l’avenir du travail dans la société post-industrielle qui serait devenue la nôtre. Il ne s’agit plus des techniciens de 1970, mi-manuels mi-intellectuels, nombreux quoique minoritaires, mais d’un ensemble croissant (et décrit comme bientôt majoritaire) de nouveaux qualifiés dont le point commun est d’avoir l’outil informatique au cœur de leur travail. Ces salariés seraient amenés par la nature de leurs tâches - en équipe, en réseau, communicatif, impliquant des initiatives, des connaissances sans cesse accrues par une formation incessante - à travailler en autonomie, à « mutualiser » leurs compétences, s’enrichissant  sur le plan personnel en même temps qu’ils deviennent plus rentables pour l’entreprise. Le progrès profiterait enfin à tout le monde.

     Allant plus loin, certains penseurs voient dans la « révolution informatique » une sorte de contraire social du taylorisme. Le travail parcellarisé des OS était conçu pour leur interdire la maîtrise de leur activité. Par contre, les salariés de la connaissance, puisque la matière première de leurs tâches est faite d’un savoir nécessairement collectif (le general intellect dont parle Marx dans les Grundrisse), comprendraient collectivement ce qu’ils font et ce qu’ils sont, ce qui les rendrait capables de se révolter en réorganisant une société dorénavant fondée sur la productivité et la liberté d’un cerveau social ouvert à tous. Baptisés cognitariat, ils sont réputés travailler et vivre déjà selon d’autres normes que celles du profit et de l’entreprise, et donc présentés comme potentiellement au-delà du capitalisme : ils incarnent la socialisation que le capitalisme a créée mais qu’il est incapable de pousser à son terme sans se détruire lui-même. Le vieux mouvement ouvrier louait le capitalisme industriel d’avoir édifié les hauts-fourneaux et les centrales thermiques que bientôt les masses feraient fonctionner dans l’intérêt de tous. Le modernisme du 21e siècle se réjouit qu’un capitalisme post-industriel multiplie les réseaux informatiques tous azimuts qui nous rendent à la fois plus intelligents, plus libres, et donc capables de vivre en démocratie participative : pour ses partisans modérés, celle-ci complète le parlementarisme ; pour ses défenseurs radicaux, elle ouvre la voie à une démocratie directe.

      Sans anticiper sur la théorie d’un précariat abordée au chapitre suivant, indiquons simplement ici que ce concept va de pair avec celui de cognitariat : les deux catégories se recoupent, et les mérites supposés de l’une sont ceux de l’autre. Pour changer de société, il suffirait de prendre conscience collectivement d’une socialisation déjà atteinte par l’étape actuelle (et finale) du capitalisme. Exposant en 1997 lacentralité du précariat, M. Revelli affirme : « nous avons une intellectualité de masse diffuse dans les processus de production, une intellectualité de masse qui ne se comprend pas comme un sujet collectif, parce qu’elle est complètement atomisée. Mais elle dispose d’une énorme quantité de savoirs et aussi de la capacité de mettre ces savoirs en réseau. Si cette force était réappropriée et utilisée pour se reproduire elle-même comme sujet collectif, au lieu de reproduire seulement le Capital, une part importante de la société parviendrait à se sortir de l’isolement. Si ces nouveaux sujets pouvaient communiquer avec les structures collectives restées actives dans les vieilles entreprises fordistes, nous aurions un début de la structure en réseau dont nous avons besoin. »

    Remontons un peu dans le temps… En 1963, à partir de l’étude de secteurs alors ultramodernes comme la pétrochimie (Caltex) ou l’ordinateur (Bull), qui mêlaient automation et organisation déconcentrée, Serge Mallet en concluait à la naissance d’une « nouvelle classe ouvrière », aussi différente des anciens OP que des OS taylorisés, car capable de gestion collective, sinon d’autogestion, parce que composée de techniciens maîtrisant un processus de fabrication susceptible de fonctionner avec un minimum de hiérarchie. On échapperait ainsi à l’autocratie patronale comme à l’encadrement bureaucratique de type cégétiste. Une « aristocratie technicienne » serait vecteur de démocratie dans l’entreprise et à partir de là dans la société. Après 68, cette thèse, émanant d’un fondateur du PSU, a nourri le discours autogestionnaire d’une CFDT alors en rivalité avec la peu démocratique CGT, puis celui de la « 2e gauche » du PS - lui-même rival du PCF – portée sur la critique de l’étatisme et du totalitarisme. Il est significatif que S. Mallet ait publié en 1971 un livre appeléLe Pouvoir ouvrier

     Remarquons qu’aujourd’hui comme en 1963, c’est la technique qui passe pour émancipatrice, à condition de l’enlever au monopole des patrons et des dominants : et ce serait possible, car pour Serge Mallet l’organisation du travail devenait si complexe qu’elle échappait à la gestion patronale, comme pour la revue Multitudes la circulation des idées dans le cyberespace est si diffuse qu’elle échappe au contrôle des dominants.   

     Certes, cela, c’est de l’idéologie. La réalité qu’elle recouvre n’en existe pas moins. Une partie des néo-prolétaires du tertiaire, faute d’obtenir des augmentations de salaire ou de meilleures conditions de travail, tentent d’améliorer leur sort en poussant plus loin encore les nouvelles techniques de la communication, en accroissant leurs espaces de liberté individuelle. A la différence du personnel de Continental accroché au progrès industriel d’hier, ces néo-prolétaires prennent au mot les promesses de lendemains immatériels. Ils croient avoir dépassé la condition de la « vieille » classe ouvrière, alors que leur condition est le produit de la défaite ouvrière, et qu’eux aussi subissent une défaite face à des patrons qui leur imposent précarité, productivité accrue et bas salaires. Mais le plupart ne vivent pas  cette soumission comme une défaite, car elle passe pour une réalité normale, sinon positive : l’obligation de se soumettre au rythme d’une machine est assimilée à un apprentissage, donc à un enrichissement personnel (d’ailleurs on se garde bien de parler de l’ordinateur comme d’une machine). Alors que les grosses machines d’autrefois - et celles d’aujourd’hui - restaient et restent dans l’usine ou sur le chantier, les machines actuelles ne se cantonnent pas à l’atelier et au bureau, elles se démultiplient en dix et cent objets quotidiens que chacun est censé porter sur lui s’il veut vivre en être social, libre et intelligent.

     Dans ce cas comme dans celui des « hommes du pneu », il n’y a pas (pas encore ?) de critique par les travailleurs de leur machine, de ce qu’elle implique en amont et en aval, et à travers cette machine de leur travail, d’eux-mêmes et de l’ensemble de la société.

       En saccageant une sous-préfecture, les ouvriers de Continental ne s’en prenaient pas seulement à un Etat indifférent à leur sort, mais aussi à des bureaux perçus comme parasitaires, au contraire de leur propre travail vécu comme producteur de richesses palpables. Des luddites à nos jours, les briseurs de machines considèrent ces machines comme étrangères à eux, comme des rivales ou des ennemies. Tel n’était pas le cas chez Continental. Ce n’est pas non plus le cas dans le tertiaire : au travail comme à domicile, l’ordinateur passe pour bien autre chose qu’une machine, et on lui prête des qualités que l’on n’accorde pas à une fraiseuse, puisqu’il aide à penser et à communiquer. Le jour où des salariés des services casseront leur ordinateur, ou s’en détourneront, une période nouvelle s’annoncera.  

     L’erreur est de faire dépendre le bouleversement souhaité d’un nouvel agent historique, comme s’il suffisait de remplacer des prolétaires par d’autres, réputés meilleurs véhicules de critique sociale parce que, croit-on, plus nombreux, plus mobiles et moins intégrables. Contre ces thèses, comme avant-hier contre celle de S. Mallet ou hier contre celle d’A. Gorz, la théorie communiste ne peut qu’essayer de déterminer quelles catégories salariés sont centrales au rapport capital-travail à une époque donnée, et donc placées au centre de la possible critique du système.

     La bonne nouvelle était fausse

     « La mise à mort symbolique du fait ouvrier » est allée de pair avec la « disparition » d'un ailleurs historique possible. Avant, travail et capital se pensaient, sinon ennemis, à tout le moins adversaires, inévitablement irréconciliables. La nécessaire cohabitation n'était pas comprise comme permanente, mais comme « forcée ». Dans la totalité des rapports entre prolétaires et capitalistes, se jouait l’éventualité d'un autre monde, ce qui signifiait aussi le risque de perdre le nôtre avec ses fausses richesses, et la peur du saut dans l’inconnu… un inconnu qui semble effacé depuis quelques dizaines d’années, sous l’effet d’une conjugaison de causes : 

     La domination réelle du capitalisme a fini de coloniser tous les aspects de notre existence : l'exploitation ne s'arrête plus aux portes du lieu de production. La classe prolétarienne a pu avoir le sentiment d'avoir élevé son statut, et d'être parvenue à devenir une classe de la société comme les autres. Elle n'apparaît plus comme un danger social. Les différences sociales et économiques se sont quelque peu atténuées notamment du fait du fordisme et du keynésianisme: temps de travail réduit, meilleur salaire, logement amélioré. Si elle existe encore, la petite bourgeoisie traditionnelle a cédé son influence aux « classes moyennes ». Dans l’Europe et les Etats-Unis contemporains, le petit bourgeois dépeint par la littérature de l’entre-deux guerres, de Babbitt (S. Lewis, 1922) à La Nausée (Sartre, 1938), a largement disparu du paysage social et politique, et avec lui une détestation du prolétaire qui ne tenait pas seulement à la peur de déchoir, mais aussi au fait que la société du capital, la bonne société, percevait confusément l’ouvrier comme annonciateur d'un autre monde, mécanique et niveleur tout à la fois.   

     Ce n’est pas un paradoxe de constater le lien entre ces évolutions et les luttes ouvrières : sans l’effort du travail pour améliorer son sort, pas de société de consommation, or celle-ci est synonyme d’individualisation des rapports humains, et d’apparente dilution des réalités de classe. Les prolétaires ont été victimes de leur relatif succès au sein du capitalisme.

     L’ensemble de ces faits est bien connu, mais on en en voit moins la conséquence pour la perspective communiste.

    Au moment où le nombre d’ouvriers, quoiqu’il diminue dans des pays comme la France, s’accroît considérablement, en Asie et en Amérique mais aussi à l’est de l’Europe, comme l’a rappelé la grève de Dacia en Roumanie, l’opinion - imitée sur ce point par des communistes - tire un trait qui se veut définitif sur l’existence d’une classe ouvrière.

     La disparition réelle ou supposée du fait ouvrier, en tout cas son effacement symbolique, ne sont pourtant pas une « bonne nouvelle » pour la révolution. Si en Grande Bretagne, qui a liquidé tant qu’elle l’a pu son industrie manufacturière pour se concentrer sur les services, on imagine mal les employés de la City dans le rôle d’initiateurs d’un processus révolutionnaire, cela tient moins à un défaut intrinsèque de cette catégorie qu’à un environnement socio-politique qui manque aujourd’hui. La banque a connu des grèves importantes dans la France des années 1980, quand l’activité industrielle pesait encore sur le climat social du pays. L’influence ou la faiblesse du secteur secondaire est décisive pour les comportements dans le tertiaire. La diminution statistique des ouvriers d’usine en Occident a coïncidé avec leur suppression de l’imaginaire social, et avec la fin de l’idée d’un ailleurs, suppression qui a elle-même accéléré la liquidation des bastions ouvriers, brisés par la crise économique ouverte au milieu des années 1970.

      Le fait qu’aujourd’hui, dans beaucoup de lieux de travail, les organes du réformisme aient fortement décliné, et le fait que dans certains nouveaux secteurs il n’y en ait pas ou peu, ces deux faits ne prouvent pas une radicalité potentielle ou prochaine. Ce n’est malheureusement pas l’autonomie ouvrière qui a affaibli la CGT, ce sont  les coups de boutoir du capital.

     La proportion d’ouvriers dans la population active européenne, nord-américaine et japonaise a diminué, mais là n’est pas le changement essentiel : la vraie différence, c’est qu’ils ont cessé depuis une trentaine d’années de peser sur l’évolution de ces pays, non parce qu’ils auraient perdu leur rôle économique, mais parce qu’ils ont été battus après deux décennies de lutte. On connaît sans doute mieux ce cycle de luttes que sa défaite. En particulier, ce n’est pas seulement en cassant la grève des mineurs, et d’autres comme celle des imprimeurs de presse, que la bourgeoisie anglaise a eu raison des vagues revendicatives des années 1970. C’est aussi en passant un contrat implicite avec une partie de la société, y compris une partie de la classe ouvrière : Vous continuerez à profiter (moins peut-être, et beaucoup moins pour certains d’entre vous) de la société de consommation, si en échange vous acceptez la limitation du droit de grève, la fin du travail protégé et de l’influence des shop stewards dans les ateliers. Le « libéralisme » ne s’est pas imposé uniquement à coups de matraque et de licenciements, mais aussi en divisant, en offrant une libération apparente à quelques-uns et une néo-consommation à beaucoup. La classe ouvrière a participé à sa mise à mort symbolique. A la fin du 20e siècle, la force du capitalisme aura consisté à faire vivre la visite dominicale du supermarché, l’ouverture des pubs toute la journée et la possibilité de communiquer avec tout n’importe quand et n’importe où, comme des gestes libérateurs, et ce phénomène mérite qu’on s’y attarde.

   « (..) le tout dire ne peut exister sans la liberté de tout faire»  (M. Khayati)    

     Les objets quotidiens nés de la « révolution informatique » incarnent et entretiennent un mode de vie paradoxal où, pour la première fois dans l’histoire humaine, une socialisation accélérée passe par une  individualisation exacerbée, l’une stimulant l’autre.

     Il y a longtemps que le monde contemporain élargit l’espace où l’on se meut tout en le raccourcissant par des moyens de déplacement. En ce sens, l’ordinateur et le téléphone portable se sont ajoutés à la voiture individuelle comme de nouvelles médiations qui nous éloignent et nous rapprochent, chacun ayant d’autant plus besoin de retrouver autrui qu’il en est séparé.

     Mais, contrairement à une voiture ou un téléviseur, les objets informatiques, caractérisés par leur légèreté, leur mobilité, leur aptitude à se fondre dans l’individu (y compris par leur implantation sous la peau), cessent d’être perçus pour ce qu’ils sont au même titre que la voiture ou le téléviseur : des produits industriels. Leur miniaturisation, leur caractère vite périmé et jetable, leur souplesse d’emploi et le fait que chacun d’eux incorpore un savoir complexe, laissent croire qu’ils ne résultent pas d’un travail au sens traditionnel, mais d’un general intellect qui n’aurait besoin que d’une fabrication matérielle minimale et quasiment négligeable. Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, l’usage permanent des instruments de la communication contribue à dévaloriser la grande industrie et avec elle ceux qui l’animent, les ouvriers. Si nos actes de tous les jours forment nos comportements et nos consciences, l’omniprésence des techniques et des pratiques communicationnelles favorisent le déclin du fait ouvrier dans l’imaginaire collectif.

     On nous objectera que la diffusion de la télévision et de la voiture n’a pas empêché les révoltes des années 60 et 70. Sans doute, mais parce que ces révoltes critiquaient la voiture et la télévision. Aujourd’hui, portable et ordinateur emportent une adhésion très large, c’est le moins qu’on puisse dire.

     Les situationnistes ne connaissaient pas Internet, mais ils savaient que la consommation la moins critiquée est celle des objets et des modes de communication, critique pourtant nécessaire, en raison de « l’incompatibilité de notre programme, en tant qu’expression, avec les moyens d’expression et de réception disponibles. » (I.S., n°7, 1962)

     Il ne s’agit pas de faire de la mise en question des instruments et des habitudes de communication une condition, encore moins la condition préalable, d’une radicalité nouvelle. Mais de constater que la circulation actuelle, intense et interactive, des idées, des faits et des mémoires ne rend pas le niveau des luttes de classes plus proche qu’il y a trente ans de poser la question du communisme comme abolition du salariat, des classes et de l’Etat. Les prolétaires ne sont ni plus ni moins intelligents ou aliénés qu’avant, mais leur émancipation sera à la fois critique de l’ordinateur de poche et de la machine-transfert. 

     C’est d’ailleurs le cas dès que le mouvement social atteint un certain seuil.  La Grèce de l’hiver 2008-2009, où des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes ont utilisé leur téléphone portable pour s’informer mutuellement des manifs et des émeutes, rappelle que toute réalité est autant sociale que technique. Le portable individualise plus qu’il rassemble, mais le rapport s’inverse dès que des individus et groupes séparés agissent ensemble. En 68, il aura fallu du temps et des pavés pour que le transistor serve à écouter autre chose que Salut les Copains, et renseigne les contestataires sur le déroulement et le trajet des manifestations… jusqu’à ce que l’Etat gaulliste finisse en juin par interdire le reportage en direct des manifs à la radio. Plus récemment, une des plus grandes manifestations contre Berlusconi a été lancée à partir de quelques appels et messages sur Internet. Depuis les émeutes de Noël 2008, les autorités grecques s’efforcent d’ailleurs d’identifier les acheteurs de portables, signe qu’un objet ne sert de moyen d’émancipation que contre son usage courant inoffensif, et que son emploi subversif expose tôt ou tard au contrôle et à la répression.

     La liberté n’est pas technique, mais rupture. Aucun outil n’est révolutionnaire ou conservateur en soi. Mais jamais un meeting subversif n’existera qu’à distance, - pas plus d’ailleurs que seulement en paroles. Il faut le désir de se retrouver. L’intelligence collective suppose la rencontre en chair et en os, condition nécessaire, on l’a vu en Grèce, pour une communication qui puisse, écrivait l’IS, « contenir sa propre critique. » 

 4. Mais de quoi la classe ouvrière est-elle porteuse ?

     Universalité    

      Dans la première moitié du 19e siècle, les contemporains constatent, souvent avec effroi, une nouveauté historique. L’industrialisation crée des masses humaines déracinées, abandonnées à leur sort mais capables à la fois d’actions collectives organisées (le luddisme, puis l’ébauche de syndicats) et d’insurrections perçues comme radicalement nouvelles par rapport aux jacqueries, par exemple à Lyon (1831, 1834) et au Pays de Galles (1831, 1839). P. Leroux, qui passe pour le promoteur du mot socialisme en français, écrit en 1833 : « La lutte actuelle des prolétaires contre la bourgeoisie est la lutte de ceux qui ne possèdent pas les instruments de travail contre ceux qui les possèdent. » Si le socialisme de P. Leroux est à la fois républicain et religieux, d’autres, Marx en particulier, voient dans l’existence du prolétariat l’émergence d’un négatif capable de révolutionner la société. A la même époque, des conservateurs éclairés comme F. Le Play (auteur de monographies comme Ouvriers européens, puis Les Ouvriers des deux Mondes) en tirent une conclusion opposée : l’élévation progressive du niveau de vie des prolétaires finira par les calmer, pour peu que les élites sachent favoriser cette domestication. L’histoire des 19e et 20e siècles semble donner raison à Le Play. La théorie du prolétariat n’a donc rien d’une évidence, et exige de reposer la question : 

     En quoi l’expérience prolétarienne crée-t-elle ce que Cl. Lefort appelait en 1952 une situation d’universalité (Socialisme ou Barbarie, n°11) ?

     Certainement pas à cause de ce que fabrique le travail : le parapluie ou la machine à coudre ne sont pas en soi plus porteurs d’émancipation qu’une botte de radis ou un fer à cheval. Ce n’est pas parce qu’elle « développe les forces productives » que la classe ouvrière serait l’avenir du monde.

     Ce n’est pas non plus par la communauté solidaire créée par le travail : elle peut servir (et sert le plus souvent, comme il est normal) à défendre le travail contre le capital, tout en conservant, voire en   modernisant et donc en renforçant, le rapport capital-travail.

     Ni non plus parce que les ouvriers subiraient une misère pire que celle vécue par tous les autres exploités et opprimés passés et présents, misère quantitative (dénuement jusqu’au risque de mourir de faim) et qualitative (dépossession totale de soi). La paupérisation relative ou même absolue ne garantit nullement des actes révolutionnaires.

     Enfin, ce n’est pas parce qu’à la différence des artisans et paysans enfermés sur une activité et un lieu, le salariat (secondaire ou tertiaire) mettrait les salariés en mesure de gérer leur entreprise, puis toute l’économie et avec elle l’ensemble de la société: si elle existe, cette capacité ne vaut que pour une gestion du capitalisme.

     L’universalité potentielle vient de ce que le prolétaire, contrairement au paysan et à l’artisan, et bien sûr au bourgeois et à ceux à qui il délègue son pouvoir, est à la fois l’en dedans de la société (au sens le plus fort : son travail la produit et reproduit), et son en dehors (il en est exclu, et il doit l’être, le capital n’existant et ne se développant que séparé du travail qu’il ne peut traiter qu’en marchandise achetée pour qu’elle rapporte). Si ce dernier point semble évident, on pense moins à tout ce qu’il implique : même bien payé, même consommateur, le salarié d’exécution sera soumis au profit, forcé au rendement, chômeur s’il ne rapporte plus, et son droit à consommer dépendra toujours, en quantité et en qualité, de la nécessité qu’il reste rentable, et donc qu’il reçoive le minimum « historiquement nécessaire », sur tous les plans, y compris culturel, scolaire, comme en termes de reconnaissance sociale et d’image de soi. Il aura donc accès aux plus pauvres des richesses, qu’il s’agisse de voiture, de home cinema, ou de voyage exotique. L’OS de 1960 ne regardait sans doute pas souvent Lectures pour tous à la télévision. Cinquante ans plus tard et malgré l’effritement des hiérarchies culturelles, l’enseignante et la caissière achètent rarement les mêmes livres. La dépossession est là, aussi.

     Dans les années 1840, quelques théoriciens ont parlé du prolétariat comme d’une classe  radicalement différente de toutes les autres. N’étant que l’en dedans de la société, la bourgeoisie  pouvait seulement se développer sous le féodalisme, croître et finalement consolider sa puissance économique par la prise du pouvoir politique. Le prolétariat, au contraire, étant à la fois dans la société et à l’extérieur, la finalité de sa lutte serait sa propre abolition et l’abolition de toutes les classes.

     « Mais alors, où trouver la possibilité positive de l’émancipation allemande ?

     Réponse : dans la formation d’une classe chargée de chaînes radicales, d’une classe de la société civile qui n’est pas une classe de la société civile, d’un ordre qui est la dissolution de tous les ordres, d’une sphère qui possède un caractère universel en raison de ses souffrances universelles, et qui ne revendique aucun droit particulier parce qu’on lui fait subir non un tort particulier, mais le tort absolu, qui ne peut plus s’en rapporter à un titre historique, mais seulement à un titrehumain, qui n’est pas en opposition partielle avec les conséquences, mais en opposition totale avec les principes politiques de l’Etat allemand, d’une sphère, enfin, qui ne peut s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et, partant, sans les émanciper toutes ; en un mot, une sphère qui est la perte totale de l’homme et ne peut donc se reconquérir elle-même sans la reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat.

     Pour l’Allemagne, c’est l’irruption du mouvement industriel qui fait surgir le prolétariat. »

    Ces lignes ont été écrites en 1844. Formulée à une époque où le capital était loin de régner sur le monde, par des penseurs issus d’un pays faiblement industrialisé, et à propos d’une insurrection, celle des tisserands silésiens, qui devait peu à la grande industrie, cette théorisation ne se voulait ni philosophique ni sociologique. Marx ne prédisait pas la révolution à brève échéance en Silésie ou au cœur de l’Europe, ni même en Angleterre. Le concept n’était pas contingent. Il ne valait ni pour la jeunesse d’une classe ouvrière portée à s’insurger avant que l’âge l’incite à s’assagir comme l’espéraient tous les Le Play ; ni pour un avenir (lointain en 1844) où le capital aurait à la fois tellement multiplié et appauvri les ouvriers qu’ils seraient conduits à le renverser presque sans le vouloir. Pour Marx, la théorie du prolétariat n’était pas liée à une phase particulière de l’évolution capitaliste. Elle définissait ce dont les prolétaires étaient (ou seraient) capables du fait de ce qu’ils sont. Le prolétariat n’est pas plus spontanément révolutionnaire qu’il n’est spontanément trade-unioniste, mais n’en reste pas moins la seule force capable de changer radicalement le monde. Le fait que cette théorie continue d’inspirer des luttes et des énergies ne prouve en rien sa validité. Et le fait qu’aucune révolution ne soit encore venue la confirmer ne la réfute pas non plus: il dément seulement les espoirs mis en cette vision à diverses périodes, des années 1840 aux années 1960.

      Ce que suppose cette théorie, c’est que le capitalisme ne se réduit pas à l’implication réciproque du travail et du capital : sinon, il ne serait que l’union forcée de ces deux classes, dont l’antagonisme inévitable entretiendrait une lutte de classes autoalimentée et indépassable.  Si on ne comprend pas le prolétariat comme étant à la fois l’en dedans et l’en dehors de cette société, on ne comprend ni le réformisme (actif dans tout « l’arc historique » du capitalisme), ni la potentialité critique du prolétaire.

     « Classe » ?

     Quelque place qu’elles donnent à la notion de classe, à peu près toutes les écoles sociologiques  s’accorderaient pour appeler « classe » un ensemble d’individus occupant une position sociale identique, tenant la même place dans l’organisation de la société, aux côtés d’autres groupes, souvent en rivalité ou en conflit,  partageant donc avec eux un terrain commun. 

     Or, quand Marx - et nous à sa suite - parlons du prolétariat comme « classe », c’est dans un autre sens : le prolétariat n’est pas le groupe qui un jour prendra la place de la bourgeoisie, mais celui qui mettra fin à tout système de classe. Comme les autres groupes, il se manifeste à partir de sa position sociale mais, à la différence des autres groupes, sa vocation historique est d’agir contre cette position. Pareille définition négative est  « anti-sociologique », et pourtant, à moins de parler en l’air, il faut bien la remplir d’un contenu de caractère sociologique : on dira que tel mouvement a impliqué - ou non - des ouvriers d’usine, des petits employés, des salariés à statut, des précaires, des chômeurs à vie, des ouvriers-paysans, etc.

     C’est dire l’ampleur du défi : comment peut-il exister ce que Marx qualifie dans L’Idéologie allemande de « classe du renversement » (L’Idéologie allemande, Œuvres, Gallimard, Pléiade, III, 1982, p. 1123) ?

     Si le prolétariat est universel, aucune catégorie particulière de prolétaire n’est universelle à elle seule : son universalité potentielle ne devient effective qu’au contact d’autres catégories. Mais pas seulement en s’ajoutant à elles, en les côtoyant, en luttant avec elles: il faut que cette lutte commune amène chacune à se transformer, à dépasser sa particularité, la spécificité qu’elle tient (ou tenait la veille encore) de son rôle dans le capitalisme.

     Pourtant, dans cette transformation mutuelle, tout ne s’équivaut pas. Les ouvriers d’usine « ont besoin » des chômeurs, les instits ont besoin des métallos, les salariés protégés ont besoin des précaires, etc., mais cela ne met pas toutes ces catégories sur le même plan. Tout prolétaire ne peut être initiateur ou moteur. Empiler toutes les victimes du capitalisme ne suffit pas. Dans l’hiver grec 2008-2009, contrairement aux banlieues de 2005 ou à l’anti-CPE, il y a eu association de diverses catégories prolétariennes : mais il n’y a pas eu inter-pénétration et inter-transformation.

  De la simplicité au problème, et du problème au dilemme

     Prolétariat = classe ouvrière

     Si personne n’imagine que la révolution soit chose facile, il fut un temps où le lien entre réforme et révolution pouvait paraître simple :

     « Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte (..), cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. » (Misère de la philosophie, 1847)

      « De temps à autre, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes, ce n’est pas le succès immédiat, mais l’union de plus en plus étendue des travailleurs. (..) Cette organisation des prolétaires en classe et, par suite, en parti politique, est à tout moment détruite par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais elle renaît sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante. » (Manifeste communiste, 1848)

     Cet optimisme était dû à la conviction que le prolétariat va composer une autre société, car en lui se défont les classes. Le prolétariat ne forme pas bloc : il aspire artisans et paysans, attire une partie des "intellectuels", provoquant une décomposition sociale… suivie d’une recomposition, espèrent les révolutionnaires. Les prolétaires subissent chômage, paupérisation, déracinement, déstructuration de la famille, des coutumes, des identités, des croyances, et dans le même temps ils agissent collectivement. A preuve, le luddisme, les insurrections, l’Union Ouvrière de Flora Tristan, le chartisme, et les trades-union, c’est-à-dire l’union des métiers, à la différence des trade-unions ultérieurs, union par métier, chaque syndicat correspondant à une profession séparée. Le prolétariat d'avant 1848, pour les communistes, c'est le réceptacle d’une société marchande-industrielle en voie de dissolution: un ensemble assez désagrégé pour oser franchir le pas, mais encore assez communautaire pour pouvoir produire sa propre critique et vouloir lutter, et par la rupture des barrières entre travailleur/non travailleur, artisan/ouvrier, manuel/intellectuel... accéder à une association libre.

  Le prolétaire, c’est l’ouvrier à peine entré dans l’industrie, et l’exclu du travail

     Quelques décennies après 1848, l’échec (ou l’absence) des insurrections d’une part, l’évolution des syndicats anglais vers le trade-unionisme et la montée du socialisme parlementaire en Allemagne d’autre part, rendaient cette simplicité de moins en moins évidente. Contrairement aux espoirs de Marx et Engels en 1848, si la lutte immédiate avait bien pour résultat « l’union de plus en plus étendue des travailleurs », cette union visait la réforme, non la révolution. Les plus lucides percevaient même la progression de ce que plus tard des historiens devaient appeler la nationalisation des masses, confirmée par l’acceptation, non unanime mais générale, de la guerre de 14 de la part des classes laborieuses d’Europe.

     Face à cette situation, et dès le dernier tiers du 19e siècle, certains en viennent à douter de la capacité révolutionnaire d’ouvriers trop bien enracinés dans leurs usines, et organisés dans des syndicats et partis si implantées dans le capitalisme qu’ils cherchent à s’y faire la meilleure place possible. Certains populistes russes opposaient l’ouvrier non qualifié du textile, ayant gardé des liens et des pratiques rurales, vivant en communauté et prenant des décisions collectives comme dans l’artel villageois, au métallurgiste marqué par la vie urbaine, habillé en citadin et individualiste. Pour Bakounine, seuls des prolétaires entrant tout juste dans l’âge industriel, et encore peu domestiqués par l’usine, seraient capables d’une révolte irrécupérable. Aussi s’intéressait-il plus à l’Espagne ou à l’Italie, ou encore à la Russie, qu’à l’Angleterre ou à l’Allemagne, la France occupant une position intermédiaire. F. Brupbacher (1874-1945)  écrira plus tard : « A mesure que s’est développée la grande industrie, a disparu dans le prolétariat l’aspiration à la liberté, à la personnalité. La grande industrie ayant tué la volonté d’être libre, l’esclavage a engendré chez le prolétaire la volonté de puissance (..) ».

     Allant plus loin, d’autres, et parfois Bakounine lui-même, opposent le « prolétariat en haillons » (ce Lumpenproletariat sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant) aux « ouvriers privilégiés ». C’est la théorie des exclus de la société : la critique radicale ne naîtrait pas du cœur du système productif, mais de ses marges. Puisque ceux qui produisent le système sont voués à le reproduire, la solution viendrait de ceux qu’il rejette : donc, au lieu d’une classe, les déclassés. Le capitalisme ne serait pas abattu par ceux qu’il salarie, mais par ceux qu’il ne peut salarier, sinon au rabais et très occasionnellement.

     Le prolétariat, c’est le mouvement ouvrier

     Dans les cinquante ans qui séparent la fondation de l’AIT de la première guerre mondiale, le mouvement ouvrier devenant, selon les mots de R. Luxemburg au congrès de l’Internationale à Londres en 1896, le « facteur dominant dans la vie sociale des plus grands pays civilisés », il semblait aller de soi d’assimiler le prolétariat à des syndicats et partis socialistes de plus en plus forts et actifs.

     Marx écrit dans Salaire, prix & profit (1865) : « Les trade-unions agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Elles manquent en partie leur but dès qu'elles font un emploi peu judicieux de leur puissance. Elles manquent entièrement leur but dès qu'elles se bornent à une guerre d'escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive dusalariat. » Marx est bien conscient de la modération des trade-unions comme des défauts du parti socialiste allemand, mais il y voit des faiblesses que la pression des masses forcera ces organisations à corriger. 

     Pareille attitude n’est pas réservée aux marxistes. Beaucoup d’anarchistes, croyant en la capacité émancipatrice des syndicats, font eux aussi confiance au mouvement ouvrier, à ce qu’ils considèrent comme le seul vrai mouvement ouvrier, celui qui s’organise et lutte à partir du lieu de travail, sans participer à la politique bourgeoise, sans se laisser détourner de son terrain de classe par le parlementarisme.

     D’autres libertaires, pourtant, refusent de tracer un trait menant tout droit d’une puissance ouvrière grandissante (fruit de l’industrialisation) à la révolution. Malatesta (1853-1932) déclare au congrès anarchiste d’Amsterdam en 1907 :

    « Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen - le meilleur évidemment - de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but et même je n’en voudrais plus s’il devait nous faire perdre de vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes, ou tout simplement nos autres moyens de propagande et d’agitation. »

     Selon Malatesta, sous le capitalisme, il n’y a pas de vraie classe ouvrière : seule l’action ouvrière la fait exister en la produisant comme sujet, en l’unifiant par delà la concurrence entre salariés. L’union des prolétaires ne peut être que le résultat d’une lutte, non un point de départ déjà donné par la seule grande industrie, car celle-ci ne rassemble des travailleurs quepour le capital.

     Le syndicalisme révolutionnaire, ou la classe seule  (1)  

     Les syndicalistes révolutionnaires sont ceux qui ont le plus théorisé la classe ouvrière comme source de l’émancipation universelle : si le syndicalisme se suffit à lui-même, c’est en effet que la classe ouvrière se suffit à elle-même. Mieux encore que l’anarcho-syndicalisme, le syndicalisme révolutionnaire est l’incarnation la plus pure de cette philosophie, car débarrassée de la doctrine anarchiste. Comme le disaient des libertaires militant dans la CGT au début du 20e siècle, quand la classe ouvrière agit en tant que classe, elle réinvente spontanément l’essentiel de l’anarchisme : il n’y a pas besoin de diffuser auprès de ces ouvriers un anti-autoritarisme qu’ils vont retrouver tout seuls.

     Action directe signifie agir sans l’intermédiaire de la politique, d’où la nécessité de séparer l’auto-organisation ouvrière de tout le reste, organismes bourgeois bien sûr mais aussi partis politiques, y compris socialistes (et plus tard communistes) : « (..) tous les systèmes, toutes les utopies que l’on a reprochés aux travailleurs ne sont jamais venus d’eux ; tous émanaient de bourgeois (..) Désormais les travailleurs entendent faire eux-mêmes leurs propres affaires » (Comité d’initiative pour le congrès de la CGT, 1876). Contre la politique, technique de gestion de la médiation sociale, le but et la méthode consistent à se passer de médiation : l’usine sans le patron, la distribution sans le commerçant, la politique sans les députés. Ni bourgeoisie, ni Etat : on ne gardera que le travail socialement utile, le travail manuel et industriel qui contient en lui-même les bases de la société future.

     Le syndicat est censé être le seul à répondre à cette exigence d’autonomie, parce qu’au contraire des organisations politiques, il ne rassemble que des salariés, surtout ouvriers. Il est « la seule agrégation d’êtres humains résultant de l’identité absolue des intérêts, parce qu’il a sa raison d’être dans la forme de production sur laquelle il se modèle et dont il n’est que le prolongement » (E. Pouget, Le Syndicat, 1905).  Et c’est toute la classe qu’il s’agit de réunir : hostile à la scission syndicale de 1921 d’où sort la CGTU, Monatte n’acceptera la fondation de FO en 1947 que comme un mal nécessaire.

     Pierre Monatte (1881-1960) et La Révolution prolétarienne (fondée en 1925) en sont une  excellente illustration. Comme l’écrit Robert Louzon, qui plus tard rejoindraLa R.P., « la classe ouvrière est par elle-même son propre but » (La Vie ouvrière, 15 déc. 1922). Le syndicalisme dit d’industrie (parce qu’au-delà des divisions entre métiers, il visait à rassembler tous les ouvriers d’une entreprise et d’une branche industrielle), le syndicalisme révolutionnaire, et des organisations comme la FAUD en Allemagne, la CNT espagnole, la FORA argentine, se sont donné pour but de réunir tous les ouvriers, comme si le fait de se retrouver à la fois ensemble, mais séparés des bourgeois et petits-bourgeois, ouvrait ipso facto la voie vers l’émancipation ouvrière et l’émancipation universelle.

     On pourrait nous objecter que dans cette conception la classe ouvrière ne se suffit pas à elle-même, puisqu’il lui faut le syndicat. Mais au contraire du parti, le syndicat dont il s’agit ici est moins un organe dirigeant que le moyen de révéler à la classe ouvrière sa vraie nature, l’auto-organisation du monde du travail sur le lieu où il travaille. 

     D’ailleurs, les plus profondes, les plus vivantes des organisations précitées faisaient-elles uniquement ou principalement du syndicalisme ? Quand les IWW, à leur fondation en 1905, se définissaient comme One Big Union of All Workers, au-delà du syndicat d’entreprise, ils visaient le rassemblement de tous les travailleurs, toutes professions confondues, et la défense des intérêts immédiats servait un autre combat, pour le socialisme. Quant à la CNT, sa  contradiction était d’exister à la fois comme mouvement social à vocation globale, et comme organe de  défense du travail, inévitablement amené à tenir compte du capital et donc à composer avec les bourgeois, patrons ou politiciens. Cette contradiction a été tranchée dans le sens que l’on le sait, et la participation de ses dirigeants au gouvernement prouve qu’un syndicat anarchiste est d’abord un syndicat avant d’être anarchiste. Pour autant, on ne peut qualifier de « syndicale » une section locale de la CNT espagnole en 1930 qu’en donnant au mot un sens très éloigné de celui qu’il a chez la CGT ou l’ADGB allemande, ou chez la rivale de la CNT en Espagne à la même époque, l’UGT socialiste.

    Les ouvriers contre le prolétariat

     La faillite de la presque totalité des organisations ouvrières en 1914, puis l’immédiat après-guerre,  forcent à s’interroger : en 1919, en pleine crise politique et sociale, et dans une des plus grandes concentrations d’usines du monde, pourquoi seulement quelques milliers d’ouvriers berlinois prennent-ils les armes pour renverser le capitalisme ? Pire, pourquoi la grande majorité des travailleurs soutiennent-ils des dirigeants socialistes qui sont la clé de voûte politique de la contre-révolution armée ?  

     A cette question, Bordiga répondra qu’il manquait la bonne médiation (le parti), et Pannekoek que les prolétaires faisaient encore confiance à des médiateurs (parti et syndicats) au lieu de s’organiser eux-mêmes. La deuxième réponse était juste, mais les deux explications ont le défaut commun de faire comme si « la classe » allait se soi. 

      Pour autant, la Gauche allemande n’élude pas le problème. En 1923, face à l’échec partout en Europe, notamment en Allemagne, la victoire des fascistes italiens et le report de la révolution à des jours meilleurs par l’Internationale Communiste, H. Gorter énumère les  adversaires du communisme. Après avoir passé en revue les Etats, les masses paysannes, l’Asie, les socio-démocrates, les PC soumis à Moscou (on ne dit pas encore « staliniens »), il conclut : « Toutes les classes de tous les Etats capitalistes sont les ennemis de la révolution mondiale. » Toutes, donc aussi les classes ouvrières. En effet : « On peut donc affirmer avec certitude que la totalité du prolétariat mondial s’est tourné contre le communisme. » (La Révolution mondiale)  

     Il  n’y a pas contradiction entre ce noir bilan et la tendance à l’ouvriérisme présente dans la Gauche allemande, en particulier chez Gorter lui-même : cœur de la révolution, la classe ouvrière se révèle logiquement aussi comme la meilleure force anti-révolutionnaire.

     A la même époque, selon une tendance du KAPD animée par des dirigeants comme K. Schröder, l’ouvrier qui lutte pour son salaire se comporte en propriétaire privé de sa force de travail, et agit donc en tant qu’individu, non en tant que classe. Dès lors, non seulement les revendications élémentaires ne sont pas un passage obligé vers l’action révolutionnaire, mais elles y font obstacle, et « seules étaient à l’ordre du jour les luttes révolutionnaires », résume Ph. Bourrinet. Rarement la dissociation entre l’ouvrier (partenaire forcé du capital) et le prolétaire (agent de la destruction du capitalisme) aura été poussée si loin.     

   La classe ouvrière seule (2) : le conseillisme       

     Dans l’autonomie syndicale chère à Monatte, c’est le premier terme qui importait, car il commandait le second : l’exigence d’autonomie prime, et entraîne l’impératif de l’indépendance de la classe contre la collaboration gouvernementale (pratiquée par les réformistes) et politique (pratiquée par les staliniens).

     L’idée est reprise par une partie du conseillisme, pour des raisons tenant à la fois aux principes qui le fondent et à l’histoire de cette période.  

     Au milieu des années trente, aux Etats-Unis, dans l’automobile, les mines, l’acier, mais aussi le textile, le pétrole et l’industrie électrique, de plus en plus de luttes se distinguent par trois caractéristiques : le dépassement des séparations entre métiers (l’action « industrielle » réunit tous ceux qui travaillent dans une entreprise et une branche d’industrie) ; le recours systématique et revendiqué à l’action directe, voire illégale (occupations d’usine) ; le débordement des syndicats et un large contrôle de la grève par la base (puissance de l’assemblée générale, comité de grève élu). Cette tendance à échapper, au moins provisoirement, à l’encadrement bureaucratique a permis d’y voir la venue de « l’auto-mouvement des masses », brisant ou desserrant enfin le carcan des partis et syndicats des IIe et IIIe Internationales. Tirant les leçons de la venue d’Hitler au pouvoir, mais aussi de ce nouveau type de  grève, outre-Atlantique et bientôt en Europe, H. Canne Meijer conclut à une tendance vers l’auto-organisation, à la constitution de groupes ouvriers ne s’en remettant qu’à eux-mêmes, sans faire  confiance à des représentants, qu’ils soient parti ou syndicat :    

     « Seulement la classe ouvrière et la classe ouvrière seule ! » (La montée d’un nouveau mouvement ouvrier, 1935)

     En fait, cette gigantesque poussée prolétarienne, dont les OS ont été le moteur, aboutit à un renouveau du syndicalisme. Ironie de l’histoire, la revendication de l’unité de la classe par l’industrial unionism, portée depuis cinquante ans par tout ce qu’il y avait de vivant et de profond dans le mouvement ouvrier américain, les IWW notamment, et combattue avec acharnement par la bureaucratie des vieux syndicats de l’AFL, fut finalement réalisée, sous la pression des masses mais dans un cadre syndical, par la naissance en 1938 du Congress of Industrial Organizations, composé de syndicats bientôt aussi bureaucratisés que les autres. (Au même moment, en France, les grèves avec occupations en France s’intègrent dans l’union des classes au sein du Front Populaire.) Le CIO devait rejoindre l’AFL en 1955. 

 Disparition

     La thèse de Vercesi (O. Perrone, 1897-1957), principal animateur du groupe de la Gauche « italienne » en Belgique et l’un des rédacteurs de Bilan (1933-38), suscite généralement surprise ou dérision, mais comme Gorter dix ans plus tôt, Vercesi pose la question du rapport ouvriers/prolétariat. 

     Dès avril 1934, on lit dans le n°6 de Bilan : « Nous n’hésitons pas à affirmer que la situation actuelle voit la disparition progressive du prolétariat en tant que classe, et que le problème à résoudre consiste dans la reconstruction de cette classe. » Cinq ans plus tard, les prolétaires s’avérant incapables à la fois de résister à la pression de la démocratie et du stalinisme, d’enrayer la marche à la guerre, et même de lutter pour améliorer (ou sauvegarder) leur sort, Vercesi concluait à la disparition (pour cette période)  du prolétariat en tant que force sociale jouant un rôle historique spécifique.

     Cette thèse fut rejetée « unanimement » (Ph. Bourrinet) par la Fraction italienne de la Gauche Communiste et le noyau français : « La disparition des manifestations extérieures de l’existence sociale de la classe ne signifie nullement leur inexistence, et encore moins l’inexistence sociale de la classe. (..) l’expérience italienne [allusion aux grandes grèves de 1942-43] a prouvé que les mouvements de masse surgiront au cours de la guerre, et malgré l’effort des forces unifiées de la contre-révolution auront tendance à se détacher du programme capitaliste pour prendre une orientation indépendante exprimant ici un net contenu de classe. » (Marc Chirik, 1944) Il n’en reste pas moins, et les groupes issus de la Gauche Communiste en étaient conscients, que, contrairement à la fin de la première guerre mondiale, les classes ouvrières de l’ensemble des belligérants de 39-45 se sont laissées embrigader dans l’un ou l’autre des camps impérialistes, y compris finalement en Italie.   

    Le prolétariat, c’est l’ouvrier-masse           

     De la grande vague gréviste des années trente, où les OS tenaient souvent une place déterminante, H. Canne Meijer avait retenu avant tout l’auto-organisation, dont nous avons ailleurs souligné les limites, l’autonomie n’étant pas un programme de lutte, seulement une condition – indispensable – pour lutter (on ne reviendra pas ici sur ce qu’expose notre Contribution à la critique de l’autonomie politique.) 

     En fait, il n’y a pas plus de radicalité en soi dans la condition d’Ouvrier Spécialisé que dans une autre. Liée au taylorisme et au fordisme, la catégorie des OS est importante dès avant 1914, mais il faut  une conjonction particulière pour qu’elle devienne un vecteur de potentialités révolutionnaires.

     C’est seulement dans les années 1960 que l’ouvrier-masse - pour employer le terme opéraïste – a concentré la réalité capitaliste de son époque : un concentré susceptible de devenir explosif s’il attirait à lui l’ensemble des autres catégories. Quintessence de l’exploitation, l’OS incarnait l’équilibre social et le compromis social tel qu’ils existaient alors : il en était le cœur productif, l’acheteur de ce qu’il fabriquait, le symbole d’une union entre production et consommation, le fournisseur par son travail à la chaîne, dans des usines géantes, d’objets-masse eux aussi, véhicules d’une vie nouvelle fondée, déjà, sur la mobilité et la communication (voiture individuelle, transistor) mais aussi sur l’espace domestique (télévision, électroménager), donc porteurs de liberté personnelle.        

     C’est alors, et non en 1913 ou 1930, que sous la poussée surtout des OS apparaît un enjeu que l’on peut qualifier de « communiste » : une capacité ouvrière à amorcer une critique du salariat, au moment où le fordisme atteint le sommet de son dynamisme car il commence à devenir de moins en moins socialement rentable. Les staliniens ne s’y trompaient pas, qui longtemps se sont méfiés des OS,  catégorie jugée instable, lui préférant des Ouvriers Professionnels plus « installés » et donc, croyait-on, plus malléables : le métallo qualifié était alors le militant emblématique de la CGT et de la CGIL, à qui la bureaucratie offrait une possibilité d’ascension sociale.

     Il y avait autant d’OS que d’OP dans l’industrie automobile française en 1936 : on en compte quatre fois plus en 1968 et ils seront le fer de lance des luttes des années 1960-80. En France et en Italie, ils  provenaient pour l’essentiel de l’exode rural, et leur « radicalité » se nourrissait du choc entre un mode de vie qu’ils avaient perdu, et un univers industriel où ils devaient trouver place, ce qu’ils finissaient par faire, tout en créant, sans que l’un empêche l’autre, un monde à eux, les jeunes notamment, à travers une « culture jeune» (rock’n’roll, pop music, etc.), mêlée de violence (blousons noirs, « politisés » ou non, etc.).  Les grèves de Rhodiaceta (1967) et de la Saviem (début 1968) ne se battaient pas contre une entreprise condamnée. A l’origine de la grève de la Saviem, et de la nuit d’émeute à Caen des 26-27 janvier, se trouvent des ouvriers jeunes, ayant gardé un lien avec la campagne, venant de quitter un milieu souvent idéalisé pour « l’enfer » de l’usine. Aux côtés d’autres catégories depuis longtemps salariées mais jusque-là souvent en marge des conflits d’usine comme les femmes et les immigrés, ces jeunes OS ont initié le cycle de luttes des années 60, rejoint et dynamisé l’action des « anciens »,- anciens par l’âge et par la qualification. Les OS prenaient le relais des Ouvriers Professionnels tout en intégrant et dépassant leurs luttes, animés du sentiment – justifié - de vivre une continuité avec les combats des OP, ceux de Loire Atlantique par exemple, de la grève de 1955 à la plus récente, à Saint-Nazaire au printemps 1967, où les mensuels mènent une grève (soutenue par la population et en partie victorieuse) de 67 jours pour des augmentations de salaire. Le rôle des OS dans cette période a tenu à leur place au cœur de la production, mais au moins autant à leur capacité à réunir des catégories différentes d’ouvriers et de salariés.

    La classe ouvrière comme sujet de sa propre histoire

     Ainsi rapidement résumé, l’opéraïsme inspire une bonne partie de l’autonomie italienne surgie avec le « mai rampant » italien de 1968-69. La formation de la classe ouvrière anglaise d’E. P. Thompson (paru en anglais en 1963) complète et en élargit les positions.

      Selon une vision alors (et encore) dominante, le prolétaire aurait longtemps ressemblé à une pâte brute et informe modelée par le capitalisme. Nous avons cité Lénine parlant de la « sauvage inculture » d’un ouvrier russe menacé de « dégénérescence » par la misère. Dans son édition de Que Faire ? (Seuil, 1966), l’historien trotskyste J.-J. Marie enfonce le clou en décrivant le prolétariat russe du début du 20e siècle  comme « (..) à peine sorti de campagnes moyenâgeuses, inculte, écrasé par des conditions d’existence qui l’apparentent au prolétariat anglais ou français du début du 19e siècle ». Tout est dit par cette comparaison : l’ouvrier russe de 1900 et l’ouvrier anglais de 1830 ont en  commun de n’être capables que d’explosions négatives : ils ne « pensent » pas, parce qu’on ne les a pas encore aidés à penser.

     Contre cette vision, E. P. Thompson, montre que la formation de la classe ouvrière est toujours une auto-formation. Dès les débuts de l’industrialisation, donc avant le « mouvement ouvrier » dûment constitué en grands syndicats et partis, les ouvriers menaient déjà une activité consciente et organisée, par exemple dans le luddisme. En prouvant que les pratiques et les idées socialistes ou communistes n’ont pas été introduites de l’extérieur dans la classe ouvrière, mais qu’elle les a tirées avant tout de son expérience, E.P. Thompson (par ailleurs ex-membre du PC anglais) se livrait à une critique indirecte du léninisme. Accessoirement, en montrant la classe comme une relation vécue plus qu’une structure, il critiquait un structuralisme alors en ascension.

     En 1963, traiter la classe ouvrière en sujet et non en simple objet, revenait à redécouvrir une vérité ancienne : à sa naissance et au cours de son existence, la classe ouvrière se définit par sa propre action collective. 

     E.P. Thompson tirait de sa recherche un éloge implicite des artisans prolétarisés de la première moitié du 19e siècle, présentés comme mieux capables d’auto-émancipation que les ouvriers de la grande industrie ultérieure, qui fourniront les gros bataillons socio-démocrates ou staliniens.

     A première vue, cette façon de privilégier l’ouvrier d’avant l’ouvrier s’oppose à la théorisation par l’opéraïsme italien de l’ouvrier-masse des grandes usines taylorisées. Pourtant, La formation de la classe ouvrière, contemporaine des premières enquêtes opéraïstes, partage avec elles un point commun : chercher ou postuler dans la propre activité du travailleur une dimension radicalement subversive, qu’on la situe à l’aube du mouvement ouvrier ou à son zénith.  Comme l’historien anglais, les Quaderni Rossi (parus à partir de 1961), en rendant au travail son rôle d’auteur de sa propre histoire, se faisaient l’écho du rejet pratique des bureaucraties par une part significative des ouvriers.

     Or, si précieuses soient-elles, ces théories ne nous disent rien par elles-mêmes sur la nature du rôle de cet acteur. Rien n’empêche, et c’est souvent le cas, d’attribuer à son autonomie la tâche de prendre le pouvoir dans l’entreprise. Affirmerla « centralité du travail », et s’en tenir là, est compatible avec de multiples orientations : celle du syndicalisme révolutionnaire et de militants du type de Monatte (la classe du travail comme clé de tout), celle du conseillisme (l’expérience ouvrière se suffit à elle-même comme apprentissage), voire celle qui ne vise aucune révolution (l’activité autonome des travailleurs, quand ils ne sont pas encadrés par un patron ou un chef syndical ou de parti, étant valorisée comme porteuse de démocratie, dans le travail et dans la société). Alors que la social-démocratie et le stalinisme faisaient du travail ouvrier un objet, E.P. Thompson et l’autonomie italienne ne lui donnent un rôle de sujet qu’en mettant de côté sa fonction révolutionnaire possible, c’est-à-dire sa capacité à détruire le rapport capital-salariat.  C’est une chose de montrer - avec raison - que la classe ouvrière est au moins autant le produit de ses propres actes que de ce que fait d’elle le capitalisme ; et que les prolétaires déterminent autant le cours du capitalisme - et ses crises - qu’ils sont déterminés par lui. Mais c’en est une autre de voir ce qu’il y a dans le prolétariat de potentiellement subversif et destructeur du capitalisme.

     Ce qui manque ici, c’est la critique du salariat : parce qu’il est la marchandise qui produit toutes les autres, le prolétaire résume la société industrielle-marchande, et lui seul peut la remettre en cause, - ce qui ne garantit pas qu’il le fera. E.P. Thompson, l’opéraïsme et à sa façon Socialisme ou Barbarie (notamment les témoignages et analyses de P. Romano et D. Mothé) ouvraient la possibilité de la question, sans la poser, et encore moins y répondre.

       Le prolétaire, c’est le précaire  

     Aucune catégorie n’est venue relayer les mouvements d’OS épuisés depuis la fin des années 70. Le monde prolétarien perd toute apparence de continuité et d’homogénéité, si ce n’est le trait qui apparaît commun : la précarité, donnant ainsi naissance à la théorie d’un précariat. E.P. Thompson privilégiait l’ouvrier avant l’ouvrier ; on théorise maintenant l’ouvrier après l’ouvrier, l’ex-ouvrier, l’ouvrier à qui le capitalisme désormais refuse le travail en usine, l’ouvrier qui ne peut plus l’être, à qui donc il ne reste que la condition de prolétaire. Trop longtemps  positif, il se conduirait enfin en négation de cette société : « Le précariat est à la société post-industrielle ce qu’était le prolétariat dans la société industrielle. » (Alex Foti)

     Cette théorie part d’une réalité incontestable : contrairement au citoyen assisté de la Rome impériale, le consommateur contemporain n’a pas droit à la passivité, et ne consomme qu’en proportion d’une contribution même modeste à une activité productive. Ce travail peut s’effectuer dans le secteur secondaire ou le secteur tertiaire, dans un atelier ou un bureau, et privilégier l’effort physique ou au contraire les capacités intellectuelles. Une partie croissante des emplois de bureau sont désormais soumis aux normes et aux méthodes du rendement industriel. On n’a d’ailleurs pas attendu l’informatique pour créer des « pools de dactylos » et, dans les années 60, les centres de chèques postaux travaillaient « sous cadence ». Par sa dépendance, son statut, son image sociale, et son revenu, ce personnel-là fait partie des prolétaires. On ne suicide pas seulement chez Renault, mais aussi à France Télécom.

     On estime en France ce nouveau prolétariat des services peu qualifiés à 5 millions, soit cinq fois plus que les ouvriers d’usine stricto sensu, mais beaucoup de salariés classés « tertiaires » exercent un métier manuel. A Monoprix, la même personne sera cette année à l’atelier de boulangerie, l’an prochain aux caisses. Le découpage des PCS (« professions et catégories sociales ») a pour nous peu d’intérêt. Seule est décisive la réalité sociale, et d’abord l’inaction ou l’action de la catégorie considérée. L’employé d’un fast food n’est rien d’autre qu’un OS de l’alimentation, la femme de chambre travaillant pour le groupe Accor rien d’autre qu’une OS du nettoyage, mais ce qui place les membres de ces deux professions parmi les prolétaires, c’est leur capacité à mener ces dernières années des grèves résolues et en partie victorieuses. Ce ne sont d’ailleurs pas les plus démunis qui se mobilisent, mais ceux qui disposent d’un lieu où se rassembler (foyer de Maliens en France), du soutien d’une « communauté » déjà constituée (salariées mexicaines aux Etats-Unis), ou d’une capacité de blocage grâce à la nature de leur travail.    

     La précarité n’est cependant pas l’école de la radicalité. Si elle favorise la capacité de critique, elle l’handicape également. En 1970, l’obsolescence planifiée concernait les objets de consommation. Son application désormais systématique aux savoirs et aux êtres fragilise la vie sociale. Le sentiment de précarisation dissout l’appartenance à un lieu, à un milieu ou une classe déterminée, et habitue à vivre dans une échelle sociale renversée où le précaire est persuadé que demain sera pire qu’aujourd’hui. Il lui devient encore plus difficile de se projeter socialement à la fois au sein de la société capitaliste, et au-delà, dans un « ailleurs » possible, dans une autre société.

    Par exemple, il est fréquent d’entendre opposer le salarié mobile, porté de ce fait à une critique radicale, au travailleur enraciné dans son entreprise comme dans une « niche » protectrice. Mais de quoi s’agit-il ? Telle qu'elle est vécue actuellement, la mobilité sociale est rarement choisie par des prolétaires à la recherche de meilleures conditions de travail et de salaire, et bien davantage contrainte, subie afin d'échapper au chômage, dans un rapport de force très favorable au capital. Sans même parler des mingongs chinois, on pourrait citer des cas moins extrêmes en Europe.

     Le travail précaire ne contient en soi rien de plus radical que le travail protégé. Il est logique que l’employé d’EDF veuille garder son statut (nous ferions de même à sa place), et tout aussi logique que le salarié d’un sous-traitant d’EDF, mal payé et sans garantie d’emploi, aspire au statut qu’offre l’appartenance à EDF (nous en souhaiterions autant à sa place).

     Imaginer que la révolution vienne d’une précarisation généralisée, est aussi peu fondé que de l’imaginer venant d’une paupérisation généralisée.

     D’abord, il n’y aura jamais égalisation des conditions par un nivellement universel radical supposé réunir (enfin) tout le monde.

     Ensuite, à supposer que cela advienne, rien ne prouve que cette classe des déshérités (immensité quasi universelle plutôt que classe, d’ailleurs) cherchera son salut dans une révolution communiste. Le communisme n’est pas le résultat d’un libre arbitre et de la seule volonté, certes, mais il suppose que les exploités se dirigent vers cette voie-là et non une des autres toujours possibles, donc qu’ils fassent  un certain choix. En histoire, il n’y a pas de sens unique.           

     Il n’existera jamais la catégorie radicale, pas plus qu’un tout indifférencié potentiellement révolutionnaire. L’apparition des concepts complémentaires de précariat et de cognitariat, évidemment calqués (comme le provotariat au milieu des années 1960) sur celui de prolétariat, sonne comme un hommage funèbre à un défunt que viendrait remplacer une réalité supposée plus englobante et surtout plus dynamique. L’illusion est de croire à la venue de la catégorie (enfin) « inintégrable » par le capitalisme.

     En réalité, les précaires contemporains en lutte retrouvent – et devront résoudre - les mêmes contradictions que celles rencontrées par les catégories antérieures.

     Par exemple, lors des événements de Grèce, en janvier 2009, il y eut occupation du siège du syndicat (corporatiste) des journalistes, dirigée à la fois contre les conditions de travail et contre le traitement médiatique des révoltes. Mais l’occupation coïncidait aussi avec la tentative d’unir tous les travailleurs des médias en une seule organisation (au lieu des quinze existantes), rassemblant tous les personnels quel que soit leur statut (salarié ou freelance) et leur fonction (du nettoyeur au rédacteur). Ces prolétaires atteignaient le point de contact (et de rupture) possible entre s’organiser dans le travail et s’organiser face au travail, voire contre. La rupture n’a pu s’effectuer, mais la possibilité en était contenue dans l’effort pour créer une organisation unique (One Big Union). S’ils y étaient parvenus, ses fondateurs se seraient trouvés à la croisée des chemins : se transformer en « vrai » syndicat, ou évoluer comme par exemple les IWW, les Unions allemandes, la CNT ou la FORA argentine, aux parcours et points d’arrivée d’ailleurs les plus variés. Qu’il y ait là ambiguïté, c’est inévitable, que seul tranche le développement ultérieur. Les IWW ont été laminés par la guerre de 14-18, l’échec des grèves et la répression ; les Unionen ont dépéri avec le déclin de la vague révolutionnaire ; et nous ne reviendrons pas sur le destin de la CNT.    

     Tenter de briser les divisions entre prolétaires sera toujours positif, et ira forcément contre l’organisation de type syndical, qui finit toujours par séparer ce qu’elle est censée réunir. Non seulement parce que tout pouvoir doit diviser pour régner. Mais surtout parce que la défense du travail (à laquelle se résume le syndicalisme, dur ou mou) défend le travail où il travaille et comme il travaille, donc se modèle sur l’organisation du travail par le capital, lequel met en concurrence entre eux les travailleurs. Bon gré mal gré, et quoi qu’en pensent les militants sincères, le syndicalisme est obligé de tenir compte des  différences de qualification, d’ancienneté, de métier, de grade, de statut (intérimaire ou titulaire, de l’entreprise ou en sous-traitance), et de nationalité (étranger ou autochtone). Donc l’effort pour briser ces séparations est antagonique au capital. Les combats des précaires – comme ceux des « non précaires » - passent et passeront par là.            

    Prolétaires et « rapports sociaux communistes »    

     Nous terminerons sur une position qui, au contraire de toutes les précédentes, a eu très peu d’impact historique. Le Groupe de Liaison pour l’Action des Travailleurs (1959-78) a théorisé des rapports sociaux communistes qui se formeraient sur le lieu de travail. Sans prêter à l’usine (ni aux objets qui y sont fabriqués) des vertus particulières, le GLAT se demandait en 1974 d’où les prolétaires tirent leur aptitude à s’approprier collectivement  les moyens de production, à détruire l’Etat et à réorganiser l’ensemble de la vie sociale.

     Selon le GLAT, c’est au sein du rapport d’exploitation du travail par le capital que se forme cette capacité : « En agissant collectivement sur ce rapport de forces, le prolétariat tend non seulement à limiter la plus-value, mais aussi à se réapproprier en partie sa propre activité. Cette réappropriation est synonyme du développement au sein du prolétariat de rapports sociaux antagonistes aux rapports sociaux capitalistes. » En brisant la concurrence entre les salariés, la coopération formée dans la lutte tend vers une communauté solidaire et fraternelle.

     Premier point important, il ne s’agit pas d’ouvriérisme : selon le GLAT, ce processus existe aussi dans le monde des bureaux quand ils sont gérés et organisés comme le travail ouvrier.  

      Ensuite, il n’y a pas ici de vision gestionnaire :

     « (..) bien que s’exerçant au sein de la production, la réappropriation ne saurait porter sur l’activité productive elle-même, car cela impliquerait la disparition du capitalisme (..) L’objet de la réappropriation ne peut être que la lutte même des prolétaires contre l’exploitation, seule activité susceptible de se soustraire au  moins partiellement à la domination du capital. » 

     La perspective du GLAT diffère donc de celle de D. Mothé exposée dans Socialisme ou Barbarie, qui privilégiait l’organisation informelle des ouvriers sur le lieu de travail, en parallèle et en opposition à la hiérarchie officielle des ingénieurs et des managers. D. Mothé montrait que l’Organisation du Travail la plus « Scientifique » qui soit butera toujours sur une réalité fondamentale : ceux qui « en bas » effectuent le travail le connaissent mieux que ceux qui le dirigent « d’en haut », et pour l’effectuer ils sont conduits à créer entre eux un ensemble de liens et de pratiques. Pour S. o B., cette organisation informelle est à la fois un moyen de résistance du travail au capital, et le réseau quasi clandestin sans lequel l’entreprise ne pourrait fonctionner : pour cette double raison, elle constitue l’instrument d’une prise en mains possible de l’usine par les ouvriers. Les ouvriers exerçant déjà au sein des ateliers une gestion  partielle, la révolution consistera à passer à une gestion complète, englobant toute l’entreprise et toute l’économie.

     Au contraire, le GLAT ne veut ni prouver ni trouver chez les prolétaires une capacité gestionnaire interne à l’usine, mais une capacité qui, quoique née sur le lieu de travail, permettra d’en sortir.

     La difficulté est là : comment cette force subversive formée dans le travail évitera-t-elle de se limiter aux conditions où elle est née ? En effet, sans interaction entre le lieu de travail et l’espace extra-travail, il ne se développera aucune critique du travail en tant que sphère séparée. Or, pour le GLAT (ici proche d’O. Rühle), « Quant aux rapports qui se constituent dans l’usine, le prolétaire ne les emporte pas avec lui lorsqu’il la quitte. Ces rapports n’existent qu’en présence des conditions qui les ont fait naître, et parmi ceux qui se trouvent placés dans ces conditions. »

     L’objection surgit aussitôt : si le prolétaire a acquis la capacité révolutionnaire que lui prêtent Rühle et le GLAT, pourquoi la perdrait-il quand il sort de l’usine ? Supposons qu’il soit chômeur trois mois, ou trois ans. A partir de combien de temps cesse cette communauté ? Par exemple, le GLAT rejette les luttes de quartier au motif qu’elles n’attaquent pas le centre de l’exploitation, et seulement ses dérivés : le logement, le commerce, la consommation... Mais la communauté de lutte n’est pas si fragile qu’elle s’effacerait dès que le prolétaire s’éloigne du foyer de son exploitation. Si rapports sociaux de type nouveau il peut y avoir, ils ne s’évanouissent pas à l’instant où les intéressés vont discuter au Café de l’Usine, ou chez l’un d’eux. De même, un non-ouvrier prenant part à la préparation d’une action entre de ce fait dans les rapports sociaux ainsi tissés.

     On ne gagne rien à séparer un moment de la vie prolétarienne – aussi crucial soit-il - des autres moments. Se fixer sur le lieu de travail conduirait à ne poser que des problèmes liés à l’exploitation sur le lieu de travail. Or, par exemple, certains participants, parent d’un enfant scolarisé, ont forcément un point de vue sur l’école et ce qu’il faut en faire : s’ils devaient ne s’intéresser à l’école que le jour où les agents de service s’y mettent en grève, leur critique sociale serait tristement pauvre. Et quelle critique de la consommation pourrait venir de ceux qui porteraientseulement sur la société un regard de producteur ? Notre critique de la voiture ou de la FNAC se résume-t-elle au fait que la main d’oeuvre de l’automobile ou des grandes surfaces est exploitée... ?

     Nous avons déjà eu l’occasion de critiquer la thèse opéraïste de l’usine sociale selon laquelle, le capitalisme dominant tout désormais, il n’y a plus de cœur de l’exploitation, ni de centre de gravité social : tout contribuerait à reproduire le capitalisme, le lieu de travail et l’espace extra-travail, celui qui suit des études comme celui qui fait ses courses, et l’ouvrier comme la ménagère. C’est oublier que le travail productif reste décisif, et par conséquent aussi le lieu de travail. (Il est d’ailleurs permis de penser qu’en déplaçant l’usine hors l’usine, les opéraïstes ont fait de nécessité vertu, remplaçant une classe ouvrière défaillante par un nouveau sujet historique, si large et si total qu’il ne pourrait manquer de faire la révolution dont les travailleurs d’usine s’étaient montrés incapables.) 

     Au contraire de l’opéraïsme, nous estimons, comme le GLAT, que le travail salarié structure encore la société, et donc aussi la vie des prolétaires et leur capacité à transformer cette société et cette vie.

     Cependant, ni plus ni moins. L’usine (ou le bureau organisé selon les normes du travail le plus productif possible) reste le cœur, le concentré de la société : elle n’en est pas la totalité. Le lieu de travail organise une totalité qui ne se résume pas à lui, et l’on ne changera ce lieu qu’en changeant aussi cette totalité.

     Des « rapports sociaux communistes » trouvent bien leur origine dans la direction collective de la lutte ouvrière par tous ceux qui y prennent part. Mais pour qu’il y ait « réappropriation collective par les producteurs de leur propre activité », il faut que ces prolétaires soient plus que producteurs, ce qui suppose à la fois qu’ils ne se considèrent pas eux-mêmes uniquement comme des travailleurs, et que participent pleinement à leur communauté de lutte des individus et groupes non engagés dans un travail productif de valeur. Sinon, cette communauté interne au travail risque fort de servir d’apprentissage à la gestion de l’entreprise (puis de la société) grâce à la gestion de la lutte. Car quelle réappropriation visons-nous ? certainement pas celle des mêmes « moyens de production » simplement débarrassés du profit patronal. La réappropriation qui nous concerne est aussi et d’abord transformation, donc communisation. 

     Partir du travail sans y rester. Voilà la contradiction à affronter. 

     Le prolétaire comme contradiction    

     Cet « état des lieux » ne se voulait pas exhaustif et ne pouvait l’être. Notre intention était d’abord de rappeler que la critique sociale n’a cessé d’apporter une réponse (directe ou de biais, explicite ou implicite) à la question réforme/révolution, et que chaque solution proposée tourne autour du rapport ouvrier/prolétaire. (Ceux-là même qui – comme c’est souvent le cas de nos jours – se refusent à parler de classe, de classe ouvrière et de prolétariat, ne rejettent ces notions que pour les élargir : une classe étendue à tous, un ouvrier dissout dans lesocial, et une humanité de prolétaires.)   

     Ensuite et surtout, ce bref survol invite à ne pas seulement s’intéresser aux « contradictions du capitalisme », mais à considérer aussi celles du prolétariat. 

     Constater que, jusqu’à nos jours inclus, la lutte de classes s’est entretenue elle-même, c’est déjà beaucoup, mais celui qui s’en tient là fait partie des « demi-habiles » dont parle Pascal, « esprits déniaisés » n’ayant vu qu’un seul volet de la contradiction. L’histoire ne se résume pas à ses conclusions apparemment définitives mais inévitablement provisoires.     

     A supposer que, pour l’essentiel, le mouvement prolétarien se soit affirmé pendant près de deux siècles en tant que classe du travail, encore faut-il voir ce que cette affirmation contenait aussi de volonté et de perspective d’un autre monde débarrassé du capitalisme.   

    Aujourd’hui, en ne combattant quasiment plus pour s’emparer des usines (comme l’espérait l’anarcho-syndicalisme), remplacer le patronat par une bureaucratie ouvrière (comme l’a fait le stalinisme en Europe orientale), ou co-gérer l’économie avec les bourgeois (comme l’a un peu réussi la social-démocratie occidentale), les prolétaires font une auto-critique implicite de leur propre passé. Mais cette critique de la lutte de classes reste négative : s’il ne se pose plus en rival face au capital, le travail, non seulement a le plus grand mal à défendre ses acquis, mais il ne dépasse pas positivement son union conflictuelle forcée avec le capital. En l’absence d’un autre projet qualitativement supérieur, l’abandon du programme d’un capitalisme géré par les ouvriers (en fait, leurs représentants) dans leur propre intérêt équivaut à renoncer à un rôle spécifique dans la transformation du monde.

     Social-démocratie et stalinisme mystifiaient et exploitaient une réalité fondamentale : la centralité du travail, et du salariat. C’est une chose (nécessaire) de comprendre qu’en général la lutte de classes se reproduit elle-même, et que jusqu’ici elle n’a pas eu d’autre résultat. Que les « frontières de classe » aient été valorisées ad nauseam par les staliniens, et que des révolutionnaires en répètent la formule comme un mantra, c’est certain. Mais nous n’en déduisons pas que la lutte de classes n’existe plus, ou qu’elle existe encore mais serait uniquement un des meilleurs moyens de perpétrer exploitation et domination.

      Depuis quelques dizaines d’années, ce ne sont pas les travailleurs qui s’en sont le plus pris au travail, c’est le capital. Le déclin de la contre-société ouvrière n’a pas résulté d’une autonomie grandissante des prolétaires qui auraient fait sauter les médiations syndicales et politiques, mais de la défaite de ces mêmes prolétaires, et de l’action dissolvante du capital qui a marginalisé les bureaucraties du travail tout en désagrégeant une bonne part des solidarités du monde du travail. En perdant leur spécificité ouvrière, les travailleurs, avec ou sans emploi, garantis ou précaires, n’ont pas ipso facto élevé leur action à un niveau supérieur… preuve que ce n’était pas cette spécificité qui empêchait l’ouvrier (borné, nous dit-on, par le monde du travail) de réagir en prolétaire critique du capital comme du travail. En ce début de 21e siècle, en Europe, en Amérique du Nord, au Japon, en Corée du Sud, etc., ce qui domine largement, c’est un réformisme, parfois dur, souvent mou, voire une dilution des intérêts du salariat dans des revendications propres aux  « classes moyennes », avec presque partout acceptation du cadre démocratique. Jamais la critique du travail par le capital ne remplacera la critique du travail par le prolétariat.

     Faire de la théorie communiste n’est pas démontrer que la révolution communisme va venir : c’est montrer à quelle condition elle peut venir. C’est poser le problème, non le résoudre d’avance. Aucune crise du capitalisme ne résoudra la contradiction fondamentale qu’est le prolétariat. Aujourd’hui comme hier, nous ne pouvons que reconnaître et affirmer la contradiction, sans croire qu’un raccourci historique dispenserait de l’affronter. 

        5 . Socialisation/Désocialisation/Resocialisation

    En bonne logique, le même ne peut devenir l’autre… sauf qu’en histoire la logique ne suffit pas : une réalité sociale se transforme si elle porte en elle assez de contradiction, sinon l’histoire resterait immobile. Tout le problème est ce que le prolétaire fait et fera de sa contradiction, en passant de la socialisation que lui impose le capitalisme à des relations sociales d’une autre nature. 

     D’une part, jusqu’ici, les tentatives de remise en cause du salariat n’ont pas été particulièrement l’œuvre de prolétaires jetés hors du travail. L’initiative de la critique sociale a été lancée par des groupes placés au cœur de la reproduction du système, et dont l’acte décisif a été un arrêt de travail massif.

     D’autre part, cette critique a atteint son point le plus aigu par la jonction d’exclus et d’inclus, bouleversant les frontières sociologiques entre l’entreprise et l’espace extra-travail.     

     Par conséquent, et à moins de croire que demain serait non seulement différent d’hier, mais totalement différent, ce qui serait peu probable, on peut avancer ceci :

     [1] Le travail qui n’est que du travail ne remettra jamais en cause le travail, c’est-à-dire le rapport capital-travail. Au mieux, il produira l’immense armée des travailleurs, force de pression et de dissuasion si puissante qu’Engels envisageait en 1885 qu’elle contraigne la bourgeoisie au passage pacifique au socialisme (cf. sa préface aux Luttes de classes en France : même en rajoutant les alinéas alors censurés par la direction du parti, la ligne générale du texte va dans ce sens). Mais…

     [2] Un mouvement venu du dehors du travail ne bouleversera pas non plus le travail. Ne serait-ce parce que, pour supprimer le travail salarié, il faut s’emparer des usines, centrales, gares, entrepôts, etc., afin de les reconvertir ou de les fermer, ce qui exige la participation d’au moins une solide minorité de ceux qui jusque là y travaillaient.

     Une révolution communiste suppose l’existence de la classe ouvrière, y compris au sens courant du mot : des ouvriers d’usine. Les moments de lutte les plus intenses (après 1917, en 1960-80) ont eu lieu quand il y avait beaucoup d’ouvriers, et chaque mouvement social d’envergure (1871, 1917, 1936 en Espagne, 1968) a été précédé de grandes grèves offensives. Un pays de retraités et de classes moyennes, sans le poids des ouvriers sur la société, ne jouera jamais un rôle moteur dans une révolution. Ce sont ceux par qui le capitalisme fonctionne qui peuvent le révolutionner.

     Mais cela ne suffit pas : sinon, le monde aurait changé avec l’industrialisation, fin 19e ou au 20e. Il faut aussi autre chose, qui n’est pas donné par la seule existence de millions d’ouvriers, même rebelles, même insurgés : encore faut-il qu’ils s’insurgent à la fois contre le capital et contre le travail, donc en partie contre eux-mêmes, contre une partie de ce qu’ils sont eux-mêmes.

     On est ce que l’on fait.

     On ne peut révolutionner que ce que l’on fait et ce que l’on vit.

     Le prolétariat ne se définit donc pas par ce qu’il est, mais par ce à quoi il est prêt (à certains moments) à renoncer, en le transformant, en se transformant.

  Critique de la pauvreté et de la richesse  

     La révolution communiste, c’est le moment où la critique de la pauvreté imposée rejoint la critique de la richesse proposée. Une condition nécessaire – quoique non suffisante – de cette conjonction, c’est que la pauvreté n’écrase pas le prolétaire au point d’user sa capacité de lutte, et qu’en même temps la satisfaction marchande commence à épuiser ses bienfaits. En général, un mouvement socialement offensif suit une période d’embauche massive, et éclate lorsque la production industrielle et l’emploi entament un ralentissement, comme avant 1871, en 1915-18 (l’économie d’armement faisant tourner les usines et embauchant avant de licencier à la fin de la guerre), et au milieu des années 60 (les premières entreprises en grève en mai 68 sont celles touchées par le chômage technique). Les tentatives révolutionnaires de quelque ampleur n’ont eu lieu ni dans des situations de « plein emploi », ni de chômage massif, mais quand le travail a été déstabilisé, en particulier par une montée des licenciements.   

     En effet, l’immédiat après-45 est traversé de grèves dures, parfois sauvages, aux Etats-Unis, au Japon et en Europe, parfois avec rejet de la bureaucratie syndicale, mais avec peu de rejet du travail salarié lui-même. Ce refus ne vient pas en 1950 ou 1955, mais plus tard, lorsque les « 30 Glorieuses» atteignent le sommet de leur cycle et entrent dans des rendements socialement décroissants pour le capital (suraccumulation, nécessité d’investissements de plus en plus lourds pour des profits stagnants ou en baisse), comme pour le travail (début de l’insatisfaction consommatoire, hausse du revenu rongée par l’inflation). C’est alors qu’une frange radicale du travail s’en prend directement au compromis social. 

     Seule l’interpénétration – et non seulement l’addition – de situations différentes permet de s’en prendre à ce qui est commun à toutes : le système salarial. Cette condition est nécessaire pour que la critique se porte sur tous les aspects de la vie, y compris les rapports homme/femme et adulte/enfant,  comme dans l’Espagne des années trente. Elle est indispensable aussi pour enrichir le mouvement d’une série d’expérimentations marginales, qui sans cette conjonction resteraient des phénomènes individuels, sectaires ou alternatifs, socialement inoffensifs. Sinon, les luttes s’ajoutent, chaque catégorie posant sa revendication particulière dont la satisfaction (totale ou partielle) la séparera inévitablement de la catégorie voisine. Le chômeur et le salarié disposant d’un emploi garanti peuvent bien défiler côte à côte : tant que le premier revendiquera du travail, et le second un travail mieux payé, leurs intérêts divergeront, et la solidarité s’arrêtera à la fin du défilé, pour renaître  éventuellement dans l’isoloir, et y mourir définitivement. 

    De la communauté de travail et de vie, à la communauté de lutte        

     Par nature, le monde des ateliers n’est pas au minimum revendicatif, au maximum communiste, et l’univers des bureaux au mieux réformiste, au pire réactionnaire. Mais il existe et existera des niveaux différents dans le déclenchement et le déroulement des processus révolutionnaires : si l’important, c’est la formation d’une communauté de prolétaires par et contre le travail, cela suppose qu’ils soient au moins un peu à l’intérieur du travail. La critique du salariat ne sera pas lancée par des techniciens bien payés et jaloux de leur savoir ; elle ne viendra pas non plus d’exclus à vie du travail. Plus exactement, ces deux catégories y joueront un rôle nécessaire, mais ne seront pas parmi les initiateurs de la critique, ni dans les premiers temps parmi ses moteurs. Le seul problème qui nous intéresse, c’est comment peut se former une unité-solidarité qui ne s’enferme pas dans le travail. Quelque exemple que l’on prenne, et sachant que chaque cas est partiel, l’Allemagne de 1919-21, l’Espagne des années 30, l’Italie des années 70, ou plus récemment l’Argentine, le Mexique d’Oaxaca et la Grèce, dans chacune de ces agrégations explosives, l’interaction des catégories se fonde à la fois sur le travail et son refus, sur l’enracinement d’une ou plusieurs collectivités dans des lieux de vie, et sur l’ouverture de ces liens à d’autres ensembles. Presque chaque fois aussi, l’échec est venu parce que des groupes se sont côtoyés sans se transformer les uns les autres, et se sont ainsi auto-limités, par fermeture sur un espace, une profession, une identité incapables de se mêler à d’autres.

     A ses origines, le capitalisme, confronté à l’exode rural et à la concentration dans les villes de masses déracinées, y a répondu par une discipline du travail pour à la fois résorber les désordres urbains et couper l’herbe sous le pied  aux idées subversives. Il fallait d’abord que les ouvriers viennent travailler, d’où campagnes antialcooliques, fermeture des pubs anglais après 23 heures, prohibition de l’absinthe en France, etc. Il fallait ensuite qu’ils restent au travail (mi-19e, il arrivait que le patron ferme à clé la porte de la fabrique pour empêcher les salariés de partir au milieu de la journée), et qu’ils travaillent correctement : le contrôle des temps et des cadences était là pour ça. Afin de fixer la main d’œuvre qualifiée et de lutter contre l’oisiveté et l’imprévoyance liée à l’intermittence des périodes d’emploi, patronat et pouvoirs publics ont eu recours au livret de travail (imposé en France de 1803 à 1890), au passeport intérieur (pratiques devenues la règle sous le capitalisme d’Etat), mais aussi aux contrats et autres politiques sociales qui à la fois protègent et lient le salarié, sans oublier le logement ouvrier, l’école professionnelle et le livret de caisse d’épargne. Cette combinaison de la carotte et du bâton visait à encadrer les conduites dans l’usine comme au-dehors. Aussi curieux que cela soit, c’est des rangs de ces prolétaires en apparence domestiqués que sont venus ceux qui se sont lancés à l’assaut du vieux monde dans le premier tiers du 20e siècle, à Berlin, à Glasgow, à Turin, à Barcelone...

    Historiquement, c’était le travail, en général non qualifié, qui finissait par discipliner les plus turbulents des prolétaires, l’entrée à l’usine des Apaches, blousons noirs, teddy boys et loubards servant  de pont entre « la culture de la rue » qui était la leur et une « culture ouvrière » qu’ils allaient acquérir, l’une influençant l’autre, mélange instable, mais dont la synthèse souvent détonante a aussi produit l’insubordination des années 1960-80. En intégrant largement les attitudes et les valeurs de ces jeunes, l’atelier habituait autant aux règles de la société communément admises qu’à sa critique permanente ou radicale. Sans vivre en symbiose, culture de l’usine et culture de la rue n’étaient pas opposées.

     La politique  d’« intégration » par le travail fonctionnait parce qu’il y avait du travail, et qu’il  couvrait l’ensemble des activités et des catégories, du manœuvre au technicien, avec passerelle possible entre le premier et le second. Le parcours professionnel attestait la qualification et la garantissait. Il était même parfois obligatoire d’être mousse avant de devenir marin, chauffeur avant de devenir mécanicien de locomotive, apprenti avant de devenir ouvrier qualifié. L’acquisition d’un savoir-faire construisait une cohésion sociale par les habitudes et le sentiment d’appartenance à une classe spécifique distincte des autres.

     Cette situation aidait aussi à se projeter dans l’avenir. Plus que le plein emploi (qui jamais n’a été « plein »), c’est la certitude de la permanence du travail qui conduisait à fonder une famille, à anticiper, à envisager achats, vacances, logement, etc., donc à « se ranger » socialement. Pourtant, ce sont aussi ces groupes de jeunes prolétaires, les premiers à mettre vraiment le pied dans la société de consommation, qui à partir de 1960 ont secoué le cocotier comme il l’a rarement été.   

       Comment les vingt ou trente dernières années ont-elles influé sur la capacité collective des prolétaires à la critique de leur condition ?

     La donne change sensiblement avec la crise entamée au milieu des années soixante-dix, puis la  désindustrialisation, même relative. Dans les vieilles régions industrielles, le travail échoue à socialiser parce qu’il devient rare, car transféré vers les pays émergents, dans une moindre mesure de l’Ouest vers l’Est de l’Europe, et de l’Amérique du Nord vers le Sud.

     La nature du travail contemporain aggrave la situation. Il y a un parallèle entre ce que subit le prolétaire dans un emploi de plus en plus soumis au gain de temps, et ce que vit le même prolétaire lecteur d’un quotidien (fût-il de référence), téléspectateur ou internaute : une information chasse l’autre, et chaque jour apporte sa nouvelle urgence. Or, comprendre une réalité sociale (et plus encore en faire la critique unitaire, pour parler comme l’IS) exige un minimum de recul, de pause dans le défilement des flux, de recomposition d’une totalité à partir de fragments surabondants, c’est-à-dire le contraire de la fuite en avant communicationnelle. L’organisation du travail, chez Renault comme chez Orange, a pour but premier d’accroître la productivité, mais aussi pour effet d’opacifier la réalité vécue en entreprise. L’accélération des temps de travail comme des temps de consommation n’est pas pour rien dans la tendance au repli sur soi et à l’individualisation (complétée et compensée par la soif inextinguible de socialisation immédiate : on ne  supporte plus de ne pas être relié à tout instant et en une seconde à son conjoint, aux dernières nouvelles ou aux horaires des cinémas). L’intensification du travail, même adoucie par la fameuse RTT, pousse le salarié à chercher le moyen le plus facile pour se reposer ou simplement « se poser », et lui laisse finalement aussi peu de temps libre qu’à l’époque des journées de 12 heures.

     Une société qui se fluidifie encourage une incertitude porteuse d’anxiété. Le repli sur soi, même pallié par un besoin de communication instantanée et permanente, est peu propice à la socialisation des rapports humains, comme en témoigne la multiplication des « tribus ». La précarisation du travail, précarisant aussi la vie sociale, entraîne une indétermination quant à l’avenir et enferme dans un présent où tout doit aller vite et où chacun peut s’accommoder de n’importe quelle occasion offerte, licite ou non.

     Il en résulte, à l’intérieur de la classe ouvrière, une distance, parfois une cassure, entre « jeunes » et « anciens ». Désordres urbains, petite délinquance et débrouille quotidienne sont mal reçus, car  perçus comme matérialisant une césure entre de « vieux » ouvriers (mais on peut être vieux à 30 ans) et des « jeunes » (on peut aussi, bon gré mal gré, rester jeune à 30 ans) sans trajectoire scolaire ou professionnelle. On comparera à ce sujet les souvenirs de Louis Oury, qui commence sa vie d’ouvrier en 1950, aux enquêtes de S. Beaud et M. Pialoux en 1999, puis en 2003. C’est moins la réalité qui façonne les comportements, que la façon dont on la vit. Si les blousons noirs de 1965 quittaient leur monde pour intégrer celui de la production et se marier, acheter à crédit, etc., tout en apportant au sein de l’usine une rébellion à laquelle ils n’avaient pas renoncé, c’est aussi qu’ils vivaient dans une période de relatif plein emploi et de montée des revendications dont au moins une partie était satisfaite.

     Aujourd’hui, la vie sociale des quartiers ex-ouvriers, le comportement spécifique des jeunes générations, signifient un renversement du rapport de force implicite et des valeurs, qui se traduit par des tentatives pour quitter le quartier et un repli sur l’espace domestique, donc par un élargissement de l’écart entre les uns et les autres, écart qui dans le pire des cas ressemble à un fossé.

     Il y a un rapport entre le rôle donné aux prolétaires par le capitalisme et leur capacité de critique de ce capitalisme. Il y a aussi un lien entre l’aptitude du travail à se défendre et la volonté ou l’audace d’attaquer. Ce rapport n’est pas automatique ni univoque, mais il existe, et restera l’une des réalités historiques les plus complexes à comprendre, la moins réductible en formules. Il faut un minimum d’insertion dans la société pour s’en désinsérer et la bouleverser. 

     «  Common decency »

     Comme le savent les lecteurs de notre analyse des émeutes « de banlieue » de 2005, la  common decency dont nous parlons est fort différente de celle d’Orwell. Pour nous, la « décence partagée » ne se produit ni ne s’entretient elle-même. Elle résulte d’une action préalable et persistante des prolétaires (épaulés de couches « populaires » vivant à leur voisinage et à leur contact) qui produit une solidarité minimale, une proximité, le partage de certaines attitudes et valeurs : par exemple, ce que l’on appelait en France à la charnière des 19e et 20e siècles le refus de parvenir, de jouer le jeu de la « promotion sociale ». Les ouvriers étudiés par Hoggart vers 1950 ont une méfiance envers celui qui devient contremaître, ou sous-officier pendant le service militaire. Comme le disait récemment un jeune salarié sur un chantier, « le chef est un ouvrier qui a mal tourné ».

     Mais des valeurs, même partagées, ne suffisent pas à créer des attitudes. Le sentiment de « ce qui ne se fait pas » pour pouvoir vivre ensemble n’est inné ni chez les êtres humains ni chez les prolétaires. En l’Allemagne, la common decency était favorisée par le renouveau des grèves à partir de 1915 et les immenses mobilisations des années vingt : puis elle est mise à mal par les échecs et la démoralisation qui s’ensuit, renforcée par le chômage qui décompose l’unité de la classe. L’erreur d’Orwell, démocrate radical, est d’en faire une « morale commune » à laquelle on pourrait faire appel, alors qu’aucune morale collective n’existe au dessus des conditions sociales, encore moins contre elles.

     G. Brassens disait en plaisantant: le minimum (mais non l’idéal), c’est de ne pas déranger son voisin. Programme très minimal, en effet, et fort loin d’une révolution, mais ce degré zéro de la sociabilité est pourtant le point de départ nécessaire du reste, révolution comprise. Le désocialisé adopte l’attitude exactement inverse : « Puisque je ne peux rien changer à un monde qui m’écrase, alors je n’ai aucune raison de m’empêcher d’écouter la radio comme il me plait et de déranger mon voisin » : il annule ainsi toute possibilité de nouer ou renouer un lien avec ce voisin, pour éventuellement tenter de changer ensemble ce monde.

     Il en va de la désocialisation comme de la dépolitisation. L’abstention électorale est positive si elle s’accompagne d’un désir de faire plus que voter. Elle est négative quand elle s’en tient à un constat du type « Tous pourris ! ».

     Un exemple simple decommon decency éclaire sa portée et sa limite. Vers 1935, G.K. Glaser, communiste allemand forcé à l’exil, travaille comme ouvrier en France en compagnie d’un autre réfugié. Des camarades de travail leur procurent chaussures, vêtements professionnels et bicyclettes. Glaser oppose cette solidarité par « assistance mutuelle » à l’aide bureaucratique apportée aux émigrés par le parti et les organisations ouvrières et/ou staliniennes. Mais il constate bientôt aussi que cette communauté vit du et dans le travail et le capitalisme, et que la solidarité émanant de ces ouvriers ne les empêche pas d’être de fermes soutiens de la SFIO.

     La coupure eux/nous ne conteste pas forcément la société : elle peut aussi signifier une volonté de rester à sa place. Il s’agit alors moins d’un antagonisme que d’une protection : on se défend à l’abri d’un sentiment (et d’une réalité vécue) d’appartenance. L’identité dit ce que l’on est soi-même : elle ne dit rien de ce que fait et fera ce soi, individuel ou collectif. Des syndicats anglais du 19e inscrivaient sur leur drapeau cette devise : In Unity Is Strength (l’union fait la force). Encore faut-il voir ce que cette union, souvent aussi communauté de voisinage, se donnait pour but. Délégués non rémunérés (au contraire des permanents syndicaux), les shop stewards sont l’instrument d’une démocratie d’atelier, d’un contre-pouvoir ouvrier. Ils portent les revendications d’une base tantôt modérée, tantôt virulente, dont ils épousent les oscillations. Autrefois, une forte minorité d’entre eux votaient Tory. Conscience et habitudes collectives ne sont pas automatiquement synonymes de critique sociale : tout dépend de la capacité – et de la volonté – d’une communauté de destin de ne pas se replier à l’abri d’une auto-fermeture.

   Sous-prolétaires & Lumpen-prolétaires

     Le mot étant lourdement chargé de sens, il n’est pas inutile de revenir aux origines En 1844-45, dans La Condition de la classe ouvrière en Angleterre, Engels dresse un tableau peu flatteur des Irlandais émigrés dans ce pays, présentés en des termes qui ne dépareraient pas une description des marginaux les plus instables, tant cette « armée de réserve » industrielle est en général difficilement employable, faute de qualification et d’habitudes de travail. Selon Engels, pourtant, cette couche est susceptible de se joindre à la lutte des travailleurs anglais. L’industrialisation prolétarise et sous-prolétarise, mais les prolétaires peuvent par leur dynamisme intégrer à eux les sous-prolétaires.

     En 1847-48, analyse différente dans le Manifeste : en déclassant des pans entiers de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie, la prolétarisation générale crée un prolétariat « en haillons » dont il n’y a guère à attendre.

     Etudiant la restauration sanglante de la royauté à Naples, La Nouvelle Gazette Rhénane du 1er juin 1848 souligne le rôle du très bas peuple, les lazzaroni. Quoique partisans de la réaction religieuse, ils « penchaient vers le peuple », mais un amiral français finit par réussir à les rallier à ses troupes : « Ce acte du prolétariat en guenilles de Naples décida de la défaite de la révolution. »

     Un degré supplémentaire est franchi en Juin 48, la bourgeoisie recrutant la garde mobile – force de répression capitale de l’insurrection ouvrière - parmi les chômeurs et éléments flottants, « une masse nettement distincte du prolétariat industriel » : « Ce Lumpenprolétariat organisé a livré bataille au prolétariat travailleur organisé. (..) C’est ainsi qu’il y avait face au prolétariat de Paris une armée tirée de son propre milieu (..) » (Nouvelle Gazette Rhénane, 29 juin 1848 ; souligné par nous)

     En 1851, le coup d’Etat bonapartiste mobilise une partie de la marge sociale, et en fait une masse de manœuvre parallèle aux forces de l’ordre « officielles ». Dans cette Société du 10 Décembre, « (..) on avait organisé le sous-prolétariat en sections secrètes, mis à la tête de chacune d’elles des agents bonapartistes (..) A côté de « roués » ruinés, aux moyens d’existence douteux, et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, on y trouvait des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni, des pickpockets, des escamoteurs, des joueurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix, des écrivassiers, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la bohème. » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852, chap. V)

     S’il est permis de douter de la validité d’une énumération trop belle pour être vraie, où se côtoient petits métiers manuels et intellectuels, pègre et rebut de toutes les classes, Marx cherche avant tout à distinguer les ouvriers chômeurs des parasites vivant des miettes du revenu de toutes les classes. Pour lui, les travailleurs (mais travail ne signifie pas emploi permanent, encore moins qualifié) sont au cœur de la révolution, parce que ceux qui (re)produisent le capitalisme sont essentiels à son renversement. Comme toute frontière, pourtant, la distinction s’avère parfois floue, puisque la garde mobile anti-révolutionnaire de juin 48 venait du « propre milieu » des prolétaires. Il est finalement aussi complexe de délimiter le lumpenprolétariat que de cerner le prolétariat. 

     La liste de Marx pose aussi la question de l’illégalité. Quand celle-ci est un choix, comme pour Alexandre Jacob (1879-1954) et ses « Travailleurs de la nuit », l’illégalisme a une dimension subversive. Par contre, dans ce que décrivent le livre et le film Gomorra, une partie des habitants vivotent (et parfois meurent) aux franges d’un impitoyable système marchand dont dépend leur survie. De même, Mesrine luttait contre les QHS, mais ses activités d’homme libre n’avaient rien de révolutionnaire, et d’ailleurs n’y prétendaient pas, comme le prouve son autobiographie L’Instinct de mort, parue en 1977, deux ans avant sa mort.

     Le passage par l’illégalité peut s’avérer inévitable et nécessaire. En faire un principe, l’illégalisme, est une des voies menant au révolutionnaire professionnel.  

     La réalité est rarement aussi tranchée que les exemples extrêmes d’A. Jacob et de Gomorra. En tout cas, ni l’illégalité ni la violence (y compris anti-flics) ne sont des critères valables. Car il arrive aussi que des individus ou groupes troublent l’ordre établi pour défendre un ordre qui leur profite, ou promeuvent un désordre qui ne profite qu’au pouvoir en place.

     Le radical a souvent du mal à comprendre cette banalité de base. Bien qu’il sache que le prof de fac soit rarement à l’initiative d’une insurrection prolétarienne, il a du mal à l’admettre pour le vendeur de hasch. Tout dépend de la place de ce vendeur dans ce commerce. Il est évident qu’à partir d’un certain niveau de statut social (et donc de revenu), la critique s’émousse… Il en va de l’illégalitécomme de la légalité : on n’attend pas le même comportement social du maître auxiliaire et de son proviseur, du manutentionnaire et du gérant du magasin, ni donc du revendeur de drogue occasionnel et de celui qui en contrôlant le trafic s’assure un revenu élevé. Il ne s’agit pas de disqualifier une catégorie, seulement de voir à quelle condition elle serait ou non absorbée par un mouvement social dont cette catégorie ne peut être l’initiatrice (car ses intérêts spécifiques la lient à l’argent), mais que beaucoup de ses membres pourront rejoindre.

     Industrialisation massive et emploi salarié ne riment pas avec capacité révolutionnaire : chacun sait que Marx envisageait un apport spécifique au communisme de la Russie paysanne (cf. sa correspondance avec V. Zassoulitch en 1881). Mais on ne saurait espérer autant de ceux qui sont forcés d’alterner petits boulots et périodes de chômage, et de ceux qui survivent sans presque jamais exercer de travail salarié.

     Certains quartiers pauvres de Sao Paulo régulent les conflits par ce qu’ils appellent « le débat », auto-organisation de la population hors des canaux officiels, lancée par le PCC – Premier Commando de la Capitale – né lui-même dans les prisons en 1993, et qui vit du commerce de la drogue : « au sein de cette organisation criminelle, il y a la mise en place d’un ordre qui engendre une pacification, dans les prisons comme à l’extérieur » (C.Q.F.D., n°68, juin 2009).

     Le commerce de la cocaïne n’est pas meilleur ou pire que celui du tabac, d’ailleurs sévèrement réprimé dans divers pays. Tant que les prolétaires, pour mieux (sur)vivre collectivement, auront recours à une économie souterraine, fût-elle horizontale, « à échelle humaine » et hors la loi, ils amélioreront sans doute leur sort, mais ne rompront pas avec le monde du salariat, et en aménageront seulement les marges. Il faut une période particulière, l’Espagne des premières décennies du 20e siècle, ou l’Italie des années 1970 par exemple, pour que « la légitime défense » des pauvres contre les riches, dont une des formes est le vol, participe à une lutte sociale. Sinon elle reste un acte individuel, ou de groupe, mais en vase clos, et donne naissance à une bande, un gang, dont l’existence même suppose la perpétuation de l’ordre social, à commencer par la perpétuation de l’argent.

    Quelle re-socialisation ?       

    Une lutte n’est pas l’association d’individus qui se seraient dégagés de toute attache antérieure, ou qui en auraient été dépouillés. Non seulement elle suppose des liens collectifs, et même des traditions, qu’elle reprend et dépasse, mais ces liens collectifs ne sont pas le produit d’une pure liberté : ils sont aussi faits par ce contre quoi combattent ceux qui ainsi se réunissent. Il y a là un paradoxe inévitable : c’est à partir de ce que le capital a fait des êtres humains (c’est-à-dire des travailleurs) que ces êtres peuvent tenter de le détruire. La désaliénation défait l’aliénation. Entre cent illustrations, nous renvoyons aux témoignages sur la région de Montbéliard réunis par J.-P. Goux dans Mémoires de l’enclave

     Le processus de fusion-union-dépassement, où se rencontrent des conditions jusque-là distinctes, voire opposées, n’a rien d’automatique ou de pacifique. Ces confrontations sont aussi affrontements. Pour prendre deux extrêmes, il n’y aura éventuellement pratique commune entre le syndicaliste hier encore fier de sa qualification, et le petit délinquant hier encore replié sur une marginalité qui lui rapportait, qu’après que le mouvement social a mis fin, avec conflit et violence, à la fois à la hiérarchie des savoirs, à l’entreprise comme lieu séparé, et à la circulation d’argent qui paye le salaire de l’un et alimente les trafics de l’autre. Jusque-là, la socialisation durcie du syndicaliste et la désocialisation profonde du petit voleur auront l’une et l’autre intérêt à la perpétuation du monde de l’entreprise et de l’argent.

     Une collectivité forte de sa seule cohésion interne est capable de résistance, parfois opiniâtre, voire d’organisation autonome, mais sans aller plus loin qu’elle-même. Les mineurs de charbon gallois des années 20, dont le syndicat avait même adhéré en bloc à l’Internationale Communiste, ont pu faire grève des mois durant, jusqu’à la famine. Depuis, des mineurs d’étain boliviens ont « tenu » la région, y compris par les armes, et autogéré leur existence pendant des années, avant que l’armée reconquière ce dont ils avaient fait un camp retranché. Leur force était leur faiblesse : le besoin que le capital avait de leur travail, en une région de mono-industrie.

     Au contraire, la communauté à même de tenter une révolution communiste naît de liens qui réunissent les prolétaires et qu’ils sont amenés à dépasser. Qu’une classe (parce que différente des autres) puisse s’insurger tout en se niant, ce paradoxe logique attend encore sa confirmation pratique. Mais il n’y a pas d’autre voie.

     Ajoutons, sans développer ici cet aspect, que toute période de crise, et plus encore de révolution fait se croiser révolte individuelle et élan de masse. Des réfractaires comme Zo d’Axa (1864-1930) ou Armand Robin (1912-1960), jusque là situés volontairement hors norme, hors cadres établis, participent alors au mouvement social. Souvent la rencontre n’est que fugitive. Souvent la répression ou la déperdition ultérieure des énergies renvoie ces individualités à la solitude, à la folie comme Artaud, voire au suicide. Quelques-uns laissent un nom parce qu’ils sont artistes, ou qu’ils écrivent ; la plupart,  habités simplement du refus de parvenir, restent anonymes. Mais ils apportent la singularité de leur refus, parfois la force de leurs intuitions.

    Liverpool, 1981 

     La constitution du prolétariat en classe au moment même il cesse de l’être…, voilà bien le problème. Quant à sa solution, rarement trouvée et jusqu’ici toujours éphémère, des prolétaires ont pu s’en approcher, comme lors des émeutes urbaines anglaises à l’été 1981 :

     « Ce qui s’est passé à Liverpool, durant les premières heures du lundi 4 juillet, est sans doute la plus grande occasion manquée de toute l’histoire de la Grande Bretagne industrialisée. Il était clair que la police perdait du terrain. Les émeutiers se dirigeaient vers les principales artères de Liverpool : Lime Street, Pier Head, le tunnel de la Mersey, fréquentées par des milliers et des milliers de travailleurs. Si les flics terrorisés n’avaient pas lancé des gaz CS, à l’aube les émeutiers auraient sans doute établi un premier contact avec les travailleurs de la première équipe.  Il existe une camaraderie entre chômeurs et travailleurs bien plus grande à Liverpool que dans n’importe quelle autre ville anglaise, et l’apport supplémentaire et explosif d’un réveil de la classe ouvrière aurait rendu le mouvement quasi irrésistible. Etre ensuite aller piller, bras dessus bras dessous, le centre commercial du Vieux Marché Saint-John, aurait été un simple passe-temps. Avec la police visiblement battue et désarmée, toute la ville aurait été entre leurs mains. Un soviet local unique dans l’histoire des soviets aurait bien pu voir le jour. Cette assemblée unique aurait certainement abordé des questions telles que la dissolution de la famille, le droit des gamins et des tout petits enfants à l’autodétermination, le refus et l’inutilité du travail salarié,- toutes conclusions qui furent à peine ébauchées dans l’expérience antérieure des soviets. Si l’on considère l’effet dynamique de l’émeute de Liverpool sur toute l’Angleterre, cet exemple aurait facilement pu être suivi ailleurs. Le jour où ça (ou quelque chose de similaire) arrivera, la révolte deviendra révolution. » (Like a Summer With a Thousand Julys, 1982)

     En reproduisant cet extrait, La Banquise (n°4, 1986) ajoutait : « Il est possible que les rédacteurs de la brochure exagèrent les événements du lundi 4 juillet 1981, mais le processus décrit est celui d’une révolution.» Dans le cas de Liverpool, la jonction aurait eu pour foyer des émeutes urbaines auxquelles un monde du travail en rupture de travail se serait associé. Dans d’autres situations, et dans une société déjà remuée par de multiples contestations, un large mouvement de grèves pourra déclencher des émeutes qui en retour aideront les « au travail » à radicaliser et dépasser leurs revendications, faisant se rejoindre les uns et les autres dans un dépassement commun de leurs conditions spécifiques.

    6 . Vers un prolétariat global ?

     Centre & périphérie                 

     Les secousses sociales récentes ont frappé aux marges du système (Argentine, Grèce, Mexique, Est de l’Union Européenne, pays baltes), et épargné ses centres, par exemple une Grande Bretagne qui pèse plus lourd sur l’évolution du monde que la Grèce, ne serait-ce qu’en raison du rôle de la City. Mais de la Grande Bretagne ou de la Chine, laquelle est ou devient la plus importante ? Où sont - et où seront demain - centre et périphérie ?

      Même si 14-18 et 39-45 étaient des guerres mondiales, le foyer de l’incendie restait l’Europe, et c’est elle que les nouvelles très grandes puissances - Etats-Unis et Russie - sont venues occuper, mettant fin à l’hégémonie de ce bout de continent. La création de l’Union Européenne a  neutralisé le potentiel agressif - et autodestructeur - d’Etats-nations dont  l’Europe avait été le berceau, mais l’unification jusqu’ici uniquement économique de cet immense espace signifie aussi sa disparition comme grand acteur de la politique mondiale.  

    Si l’Europe et l’Amérique du Nord, « centre dirigeant » du capitalisme depuis le début du 19e siècle, devaient un jour céder ce rôle à l’Asie, on peut supposer que le centre de gravité d’une possible révolution communiste se déplacerait également vers l’Orient. Cela donnerait une nouvelle actualité à ce que Marx écrivait en 1853 à l’époque de l’immense soulèvement agraire des Tai-Ping (1850-64) : « Il peut sembler très étrange, pour ne pas dire paradoxal, que la prochaine insurrection des peuples d’Europe (..) dépende probablement plus de ce qui se passe dans l’Empire Céleste – le contraire absolu de l’Europe – que de tout autre cause politique aujourd’hui existante (..) » 

      Encore faudra-t-il que la Chine actuelle évolue, car l’exportisme n’est pas viable pour l’Occident (faire consommer les précaires de Paris ou de Los Angeles à l’aide du low cost ne tient pas à long terme), ni pour la Chine elle-même. Or, peut-elle évoluer comme l’a réussi la Corée du Sud voici une vingtaine d’années ? Il lui faudrait pour cela se donner une vraie classe moyenne à la fois acheteuse et pivot social : si les classes moyennes ne font pas les révolutions, elles contribuent fortement aux évolutions. Et il lui faudrait surtout ne plus traiter systématiquement son prolétariat ni à la manière bureaucratique, qui exigeait une soumission totale en échange d’une relative protection, ni à la manière bourgeoise actuelle, qui offre au mingong la liberté d’aller se vendre où il peut et de dormir dans la rue s’il ne trouve pas d’employeur. Comment gérer chaque année 60.000 ou 70.000 conflits sociaux durs, violents souvent, virant parfois à l’émeute ? Que le luxe puisse côtoyer la misère sans entraver le dynamisme social, l’exemple étasunien le prouve, mais à condition qu’existe une circulation économique et politique (donc démocratique) : un mingong, lui, a une petite chance de trouver un emploi stable, aucune d’intégrer la classe moyenne. Les sociétés stalinienne et maoïste pouvaient rester profondément inégalitaires, parce qu’elles interdisaient le développement d’un marché intérieur et monopolisaient le commerce extérieur : or, la prospérité chinoise actuelle repose sur l’échange. Sous le capitalisme dit de marché, même dans sa version plouto-bureaucratique, l’écart de richesse n’est possible qu’accompagné d’un minimum de redistribution vers les masses.

    Plusieurs milliards de semi-prolétaires ruraux    

     Si le prolétaire est le « sans réserves », c’est-à-dire l’être privé des moyens permettant de produire lui-même les conditions de sa vie (en clair, de se nourrir lui-même ainsi que sa famille), et donc forcé de se vendre pour vivre,  cette définition oblige à une subdivision en trois catégories, de moins en moins nombreuses en allant de la première à la troisième :

(a)    le prolétaire, caractérisé par la dépossession,- c’est la définition la plus large;

(b)   le salarié, caractérisé par le fait d’entrer, même par intermittence, dans le rapport capital/travail ;

(c)    l’ouvrier, caractérisé par un travail non pas forcément manuel (encore que cela reste aujourd’hui souvent le cas, quoi qu’on en dise), mais de simple exécution, dont les tâches seront toujours organisées par d’autres et soumises à des contraintes de temps et de rentabilité : sont ouvriers l’« agent de fabrication », mais aussi le manutentionnaire, le chauffeur routier, l’opératrice de saisie, le coupeur de cannes à sucre, la caissière de supermarché…

     Ce découpage n’a qu’un intérêt : éclairer les comportements des uns et des autres, et ce que l’on peut en attendre. En particulier, on comprendra que l’ouvrier, défini ainsi, soit plus porté que d’autres catégories à agir dans, par et sur son travail, notamment en faisant grève.

     Le groupe allemand Wildcat invite à aller plus loin. Dans une étude de 2008, il synthétise les données suivantes : de plus en plus, le travail agricole est salarié, et son produit destiné au marché mondial;  ces travailleurs, qui habitent de plus en plus en ville, se partagent entre salariat temporaire, émigration (intérieure ou à l’étranger) parfois suivie de retour sur place, travail sur leur lopin et emploi tertiaire à temps partiel. Enfin, le poids économique de l’agriculture baisse dans les pays dits du Sud : 10 à 20%  du PIB de l’Amérique latine. Ainsi serait confirmée l’intuition d’E. Hobsbawn en 1994, selon laquelle nous vivrions le tournant le plus important depuis « la révolution néolithique » d’il y a dix ou douze mille ans : la majorité de la population mondiale ne produit plus de nourriture.

     Alors que la productivité annuelle d’un travailleur agricole étasunien est de 2.000 t de céréales, la moitié des 3 milliards de ceux catalogués comme petits paysans en produisent en moyenne chacun 1 t, ce qui ne suffit pas à les faire vivre, et les oblige à combiner les occupations citées ci-dessus. Ils sont de plus en plus intégrés à l’argent, à l’économie et ont accès à un minimum de consommation marchande (vélo, radio), ce qui n’empêche pas parfois de mourir de faim. La production de nourriture a cessé d’être l’œuvre de paysans au sens pris par ce mot depuis des millénaires.  

     Wildcat conclut: « La principale division de toutes les révolutions antérieures, celle entre la classe ouvrière urbaine et la paysannerie, a été dissoute. Pendant la dernière décennie, les rapports personnels d’exploitation du sol et de la vie villageoise ont été remplacés par une semi-prolétarisation massive : plus de deux milliards de personnes subissent cette situation, et dépendent à la fois du travail salarié et d’activités agricoles à petite échelle. Beaucoup (..) font périodiquement des aller-retour de la campagne à la ville, entre lesquelles la frontière est rendue de plus en plus floue par la mobilité du travail et le développement des infrastructures. Les licenciements actuels dans  les régions exportatrices d’Inde et de Chine d’une part, et la pression croissante des pauvres de la campagne attirés par la promesse d’une vie meilleure en ville d’autre part, se combinent pour produire d’énormes vagues sociales dans les deux sens. »

     Dans la logique de Wildcat, il devient de moins en moins possible de distinguer les salariables des non salariables, c’est-à-dire ceux engagés même occasionnellement dans le travail, de ceux qui en sont exclus quasi définitivement. En effet, une telle coupure n’existe pas, à moins de n’appeler salarié que le bénéficiaire d’un contrat régulier. Depuis une trentaine d’années, il est vrai que seule une (faible) partie des masses prolétarisées de l’ex-tiers monde a été salariée au sens d’un emploi plus ou moins stable, mais il ne s’en suit pas que le reste, c’est-à-dire la majorité des « sans réserves », soient réduits à la clochardisation : ils sont plutôt pris dans une multitude de types d’emplois et de situations mixtes, y compris familiales et « informelles ». La vogue récente du mot ne témoigne d’ailleurs pas de  l’extension d’une réalité (qui existait depuis longtemps), mais du fait qu’un peu partout dans le monde la présence d’emplois « formels » - minoritaires - fait ressortir l’« informalité » des autres emplois.

     La « question paysanne » se présenterait donc sous un autre jour que celle de la France de 1851, dominée par le paysan parcellaire analysé par Marx dans Le 18 Brumaire, où même l’ouvrier agricole rêve de devenir petit propriétaire, et se rangera sans hésiter du côté de Versailles contre la Commune. Le critère de la propriété (grand, moyen ou petit propriétaire, et ouvrier agricole), et donc de l’accès à la propriété de la terre, était un critère valable dans les pays industrialisés jusque vers la fin du 20e siècle, mais il ne l’est plus aujourd’hui, et dans le reste du monde la polarisation oppose de gros propriétaires à des petits qui sont en même temps salariés, agricoles ou non. Pour que le travailleur rural s’aligne avec le bourgeois contre l’ouvrier, il lui faut une possibilité crédible d’accéder à une propriété où il s’imaginerait « maître chez lui » : cette perspective est aussi fermée à l’immense majorité des salariés agricoles du monde entier, que pour l’ouvrier français ou allemand l’espoir de se mettre à son compte.  

     On ne reviendra pas au mode de vie local traditionnel. Forme dominante de la prolétarisation en ce début de 21e siècle, la semi-prolétarisation, dont I. Wallerstein démontre qu’elle est historiquement constitutive du capitalisme, interdit le plus souvent le retour à l’économie de subsistance.

     Cette extension planétaire de la dépossession s’accompagne de résistances et parfois d’offensives : émeutes rurales en Chine, au Vietnam et en Egypte, occupation de terres au Brésil, blocage (y compris par les armes) de projets de développement destructeurs de modes de vie communautaires en Amérique latine, en Inde et aux Philippines, émergence de syndicats d’ouvriers agricoles en Andalousie, etc.

     Reste à savoir ce que font ces mouvements ruraux, et ici nous nous bornerons à résumer l’étude de Wildcat.     

     En Inde, où depuis la révolution verte les écarts de propriété se sont accentués, ainsi que le nombre de sans terre, des petits paysans animent depuis les années 1980 un mouvement actif et virulent, notamment contre la chute  des prix de leurs productions, mais sans liaison avec les ouvriers agricoles ou industriels, et en s’opposant même à un salaire minimum.

     Au Brésil également, la polarisation sociale est forte à la campagne, et beaucoup de très petits propriétaires doivent compléter leur maigre revenu par des emplois salariés tout aussi fragiles. Depuis 1984, le Mouvement des Sans Terre, regroupant entre 1 et 2 millions de participants, pratique des occupations de terre, souvent à partir de camps installés près de nœuds routiers, où s’autogère une vie collective avec ses écoles, mais dont la réalité ne correspond pas au tableau très rose qui en est fait généralement. La plupart des coopératives installées sur les terres occupées ont abouti à un échec. Au bout de quelques années, près d’un tiers des familles renoncent à un retour à la terre qu’elles ne considèrent pas comme durable, sans doute parce qu’il s’avère trop dur. L’Etat tout à la fois appuie et réprime, mêlant reconnaissance des occupations et expulsions. Le Parti des Travailleurs, au pouvoir depuis 2002, misant sur l’agro-business exportateur, préfère distribuer des aides en argent qui allègent la misère sans rien résoudre mais installent leurs bénéficiaires dans une dépendance. Peut-être est-ce une des raisons de la baisse de la fréquence des occupations ces dernières années.

     Un MST, fort de 50.000 familles, existe aussi en Bolivie, où là encore nombre de prolétaires naviguent entre la campagne et la ville, mais il a scissionné depuis la venue au pouvoir du  Mouvement Vers le Socialisme d’E. Morales en 2006. Dans ce pays, comme au Brésil, et comme sous d’autres formes en Argentine et au Venezuela, les revendications populaires créent une radicalisation sociale, traduite en termes politiques par la venue au pouvoir de gouvernements de gauche ou de centre-gauche qui neutralisent l’essentiel des pressions de la base.

     Changement significatif, on n’attend plus guère de l’Etat, même de gauche, qu’il réalise la grande espérance mobilisatrice des masses latino-américaines pendant près d’un siècle, de la révolution mexicaine aux éruptions des années 1960 : une « vraie » réforme agraire. Les pouvoirs en place, conservateurs ou réformateurs, civils ou militaires, ont trop promis et peu tenu. La tendance, théorisée par le néo-zapatisme du Chiapas, est que d’abord chaque communauté de base prenne son sort en mains. La critique sociale pourrait s’en réjouir si cette autonomie avait le moyen et le projet de se déployer dans toute la société. Mais il ne s’agit ici que de faire de nécessité vertu : agir au niveau local parce que le global échappe, comme nous venons de le voir.

     Les semi-prolétaires sont confrontés au même problème que les autres prolétaires : réforme, radicalisme, division, délitement, risque d’institutionnalisation… Chaque grande vague sociale suscite son encadrement et son idéologisation. Fondée en 1993, Via Campesina a suivi un chemin bien connu : croissance, répression, reconnaissance officielle, scission à gauche. Comme d’autres organismes professionnels, y compris ceux issus des luttes du travail (FSM, CISL, etc.), Via Campesina, promue  groupe de pression international, est traversée non seulement de rivalités entre pays, mais de contradictions entre classes : elle ne concilie les intérêts de l’exportateur prospère et de la famille rurale sous-alimentée qu’au bénéfice du premier.

    Dé-composition ou re-composition de classe ?   

      Si aux 19e et 20e siècles, le prolétariat se présente comme une totalité, ce n’est pas tant parce que sa formation résulte partout d’un même phénomène historique irrésistible, l’industrialisation, qui, malgré les évidents décalages entre pays, crée une civilisation inédite capable d’unifier économiquement et socialement une Europe encore politiquement divisée et hétéroclite. C’est surtout parce que dans cette société de plus en plus homogénéisée par le salariat, la marchandise et la coexistence entre capital et travail, les prolétaires semblent mener les mêmes luttes, partager les mêmes conflits internes (réforme ou révolution ? anarchisme ou socialisme ? parti ou syndicat ?…), et faire face aux mêmes adversaires, une bourgeoisie clairement identifiée comme telle.

     A l’inverse, dans la situation présente illustrée par le film Louise-Michel, des ouvrières doivent presque se lancer dans un tour du monde pour espérer mettre un visage sur le bourgeois responsable de leur sort. A des dirigeants capitalistes invisibles, correspond un travail dont le centre de gravité paraît également introuvable. Dans les ex-métropoles industrielles, après avoir lutté, en général dans le système, parfois contre lui, les prolétaires vivent un déclin avec pour seul horizon un capitalisme jusque ici incapable de se refonder, aux apparences parfois même séniles. Dans les pays émergents, et en dépit de luttes violentes, des masses paupérisées tentent de faire leur place dans un capitalisme jeune. Les 200 millions de mingongs, main d’œuvre venue de la campagne chinoise, corvéable à merci, travaillant sur les chantiers de construction et parfois dans les services, dormant entassés dans des préfabriqués, et vivant en quasi-autarcie, sont les précaires parmi les précaires mais, contrairement aux coolies de 1920 sans avenir dans une économie fragile et dominée par l’étranger, une frange des mingongs peut aspirer aux emplois relativement stables permis à une minorité par la croissance autocentrée d’un capitalisme « national ». La possibilité du communisme a disparu de l’imaginaire social du monde dit développé, sans s’affirmer encore dans le monde dit émergent.

     Au plan mondial, et sur presque tous les continents, la « globalisation » signifie le déplacement et le déracinement forcés de centaines de millions de personnes jetés d’un mode de vie traditionnel dans le salariat. Mais ces migrants géographiques et sociaux ont encore plus de peine à s’organiser et à s’unir qu’autrefois, surtout dans les pays de vieux capitalismes : la (réelle quoique relative) désindustrialisation supprime un grand nombre d’emplois manuels peu qualifiés, tandis que les métiers tertiaires plus « favorisés » restent fermés aux nouveaux arrivants.

     « Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel qui s'annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n'est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement; ce n'est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. » (Critique de la philosophie du Droit de Hegel. Introduction, 1844)

     Aujourd’hui comme hier, le prolétaire résulte d’une désagrégation. S'il n'était que cela, il n’y aurait que des prolétaires « en haillons »,  mais cette décomposition est aussi recomposition par la mise au travail (lequel demeure le principal socialisateur moderne, à l’échelle planétaire, une bonne partie de l’Afrique exceptée). Dès la fin du 18e siècle, une dizaine de millions d’artisans anglais se sont retrouvés salariés d’une manufacture. Au milieu du 20e, si dans certains pays (en Angleterre et en Allemagne), les ouvriers étaient souvent fils d’ouvriers, dans d’autres, beaucoup étaient issus d’un exode rural nourri par le sud du pays (en Italie), par la campagne française ou nord-africaine (pour la France), ou des régions du sud (aux Etats-Unis). Aujourd’hui, dans ce type de pays, il y a moins décomposition des diverses classes pour former une classe différente de toutes des autres, que déconstruction de la classe des ouvriers : bien qu’ils gardent leur rôle décisif dans la production/reproduction de la société, ils diminuent en nombre, mais surtout en poids politique et en image sociale.

     Les ouvriers des pays émergents ne sont pas plus condamnés à « vouloir » le capitalisme que ceux des métropoles ne le sont à s’y résigner. Les idées dominantes étant celles de la classe dominante, et celle-ci ne favorisant évidemment pas son euthanasie, les prolétaires doivent tirer de leur propre pratique les raisons et les buts du bouleversement du monde. De surcroît, le prolétariat étant révolutionnaire ou n’étant rien, et le problème de la révolution ne se posant pas tous les jours, les prolétaires ne peuvent que se doter d’organes afin de se vendre au mieux et d’améliorer leur sort. Il est parfaitement logique qu’ils tendent à « s’intégrer » au capitalisme, non parce qu’il « achète » leur acceptation au prix de frigos et d’écrans plats, mais parce qu’à la fois ils le font vivre et en vivent. Le même qui se flattera d’être qualifié de classe dangereuse en période révolutionnaire ressentira l’adjectif comme une atteinte à sa dignité (ou comme une menace) en période de stabilité sociale. La question n’est pas d’éviter « l’intégration » comme on se protège d’une maladie, mais de rompre avec elle quand c’est possible.    

      Globalisation

     « Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, la classe ouvrière subira en Chine les effets de la crise au même moment que le reste du prolétariat global. (..) » écrit Wildcat en 2009, mais après avoir passé en revue de nombreux mouvements dans le monde, les camarades allemands ajoutent avec raison : « La question est de savoir s’il émergera de ces mouvements une classe ouvrière globale luttant collectivement.» 

     Avant 1914, les socialistes considéraient la question nationale plus ou moins réglée ou réglable, d’autant qu’apparaissait un prolétariat parfois multi-ethnique, comme les ouvriers du pétrole à Bakou, ou les travailleurs agricoles de Patagonie. Or, en 1914, puis après 1918, on a pu constater à quel point la nation était non seulement vivante, mais souvent plus mobilisatrice que le communisme.

     Aujourd’hui, de même, la mondialisation capitaliste à la fois rapproche et divise.  La réunion de prolétaires d’origines diverses en une même ville ou sur un même lieu de travail ne garantit pas leur action commune, ni le caractère communiste de l’action, ainsi qu’on le constatait déjà avant 1914 à Vienne ou à Trieste. L’industrialisation et la circulation marchande n’unifient pas le monde : tout en détruisant certaines barrières, elles en créent ou recréent d’autres. Certes,

     « Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. (..) A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. » (Manifeste communiste)

     Cela étant, et Marx et Engels ne l’ignoraient pas en 1848, si des Etats déclinent ou disparaissent, de nouveaux pouvoirs politiques naissent. L’interdépendance des capitaux de par le monde n’a jamais assuré ni la paix entre les bourgeois, ni suffi à réunir les prolétaires contre le capitalisme. La mondialisation de l’an 2000 n’a pas plus par elle-même de vertu unificatrice que l’internationalisation croissante de l’économie un siècle plus  tôt : l’expansion capitaliste aggrave la compétition entre Etats, qui entretient le patriotisme et la division entre prolétaires de pays rivaux.

     L’apparente égalisation des conditions et des comportements résultant de la diffusion mondiale des marchandises n’est pas automatiquement porteuse d’internationalisme, ou plus modestement d’universalisme « bourgeois ». A quelques centaines de mètres du centre historique de Bratislava se trouve un immense Tesco, et sur le mur d’un hôtel de vingt étages s’étale une publicité pour Nokia. On sait que la Tchécoslovaquie n’est sortie de l’orbite russe que pour se scinder trois ans après en deux Etats, que la Slovaquie s’est donné à plusieurs reprises un premier ministre nationaliste, et que le chauvinisme y demeure puissant. Non seulement des attitudes et positions politiques « réactionnaires » ne sont pas incompatibles avec faire ses courses au supermarché (britannique), puis téléphoner sur un portable (finlandais), mais la « slovaquité » est un sous-produit d’une modernité qui défait le mode de vie et les valeurs anciennes sans être capable de les remplacer comme elle y réussit plus ou moins en Europe de l’ouest. La consommation structure par fragments : elle apporte des objets, des moments, des « espaces », non une communauté ou une plénitude. Par ses ratés, la modernité nourrit la tradition, qui selon les cas prendra la forme du nationalisme, du régionalisme ou de « l’ethnisme », du retour sur la scène d’ex-bureaucrates en Europe orientale, d’une religiosité diffuse en Occident, ailleurs de la poussée de l’Islam.  

     En anglais, globalization signifie mondialisation. Parler de prolétariat global, c’est dire qu’il devient mondial et, comme le capital, agit par-delà les limites des nations et des Etats. Mais élargir les termes d’un problème n’équivaut pas à le résoudre. Que partout, et plus qu’avant, il y ait des prolétaires, et même des prolétaires en lutte, ne dit pas le contenu de ces luttes. La situation des prolétaires au début du 21e siècle est différente de 1917 ou 1968, et il y a là un des facteurs qui déterminent le contenu de leurs luttes, mais cette situation n’est pas le facteur décisif. L’addition des ouvriers et des paysans ne suffisait pas en 1920. L’addition de prolétarisés nettement plus nombreux que les ouvriers d’antan ne suffira pas non plus aujourd’hui. Le nombre est important en ce qu’il favorise l’action. C’est déjà beaucoup. Ce n’est pas tout.

     Communisation          

      Nous n’employons pas ce mot parce qu’il offrirait enfin la bonne clé théorique. Il reprend ce que Marx pouvait appeler Vergemeinschaftung, mise en commun ou en communauté. Pour que la convergence des prolétaires par delà les catégories et les pays se manifeste dans les faits et non seulement en paroles, elle doit prendre pour cible le salariat, et pour but le communisme. En deçà, si fortes soient-elles, et même parfois assez fortes pour arracher des concessions, les luttes ne réuniront au mieux que les prolétaires d’un pays, voire de plusieurs, et seulement pour le temps du mouvement revendicatif. Les ouvriers français et allemands de Continental ont beau défiler derrière des banderoles bilingues, et mener des actions communes des deux côtés du Rhin, ils n’en sont pas moins concurrents d’ouvriers roumains forcés de travailler pour une paie quatre à cinq fois inférieure à celle versée en France et en Allemagne. Tant qu’elle revendique du travail (ce qu’il serait absurde de lui reprocher), la solidarité n’ira pas plus loin que les conditions posées par le capital au travail qu’il achète, et qui se résument à une exigence : ce travail doit être rentable.   

     Si la révolution communiste doit pour réussir fusionner les réactions contre la misère imposée par le capitalisme et les refus de la fausse richesse proposée par ce même capitalisme, cette critique double et globale n’est possible qu’au sommet d’un cycle de développement capitaliste, quand les composants de ce cycle sont à leur tension maximale et commencent à être mis en crise par les revendications du travail et par un début d’épuisement de la rentabilité du capital, si donc notre hypothèse est juste, les régions et pays dits développés y offrent les conditions les plus favorables. Une telle critique suppose en effet une forte colonisation marchande de la société, une proportion élevée de salariés ou de salariables, et des habitudes de consommation déjà ancrées. Pour reprendre le concept, cette critique suppose une domination réelle du capital.

     Il ne suffit pas, comme dans certains pays enrichis par la rente pétrolière, qu’un luxe inouï voisine avec une surexploitation et une pauvreté atroce, car cette coexistence peut exploser en violentes émeutes, mais non s’en prendre à ce que promet le capitalisme, puisqu’il n’offre là à des prolétaires déracinés et totalement précarisés qu’un salaire de misère. Logiquement, ces prolétaires sont conduits à revendiquer de meilleures conditions de travail et de logement, et un salaire amélioré. Leur lutte est non seulement positive pour eux, mais aussi comme contribution à l’affaiblissement du système mondial capitaliste : cependant elle ne se propose pas d’elle-même un dépassement de ce système et, en général, exige un contrat de travail décent, et son respect. 

     Le rejet conjoint de ce que le capitalisme a effectivement de pire et imaginairement de meilleur suppose un environnement social où ces deux réalités sont présentes et en opposition, pour que les prolétaires s’en prennent à la fois à l’une et à l’autre. Un tel rejet se développera plus à Denver qu’à Kinshasa ou à Dubaï, et plus à Shanghai qu’au fond d’une campagne chinoise encore peu pénétrée par le capital. Seuls peuvent bouleverser une société ceux qui y sont à la fois adaptés et inadaptés... contradiction difficile à surmonter, et pour la théorie difficile à comprendre.

     La révolution communiste suppose aussi que les mouvements sociaux issus d’aires et de situations différentes s’aident mutuellement à dépasser leurs singularités respectives et donc leurs limitations. Il ne viendra jamais un temps où le prolétariat, placé le dos au mur, n’aurait qu’une issue et une seule :  la révolution. Les prolétaires ne feront pas la révolution quand ils n’auront plus rien à perdre, mais quand ils pourront espérer gagner une vie qualitativement meilleure.     

     Dans les vieilles métropoles industrielles, la démocratie, le camp de la réforme, l’inertie n’ont pas perdu leur capacité d’amortisseur social. Dans les pays de capitalisme neuf ou renaissant, la montée des revendications salariales et des grèves entraîne ou relance un syndicalisme, tandis que la répression étatique et patronale provoque une demande inévitable d’un minimum de libertés publiques. La dictature est un excellent vecteur d’aspirations démocratiques. Comme l’ont montré l’Europe au 19e, puis la Pologne vers 1980, la combinaison d’une vague de grèves et d’une répression ne débouche pas automatiquement sur une critique radicale, mais souvent sur un mouvement ouvrier et populaire « dur » cherchant à s’insérer dans la société.

     Au temps de la Première Internationale, et plus encore après la guerre de 14-18 puis dans les années 1960-80, des ondes de choc ont secoué le monde capitaliste et traversé les frontières. Cependant cette dimension mondiale a ajouté des mouvements sans les unir sur autre chose qu’une base suffisante pour faire trembler la bourgeoisie mais insuffisante pour la renverser : malgré les efforts d’une minorité, le commun dénominateur a fini par être la défense du travail contre le capital. Après 1917, l’éphémère prise du pouvoir par les ouvriers russes, le Vendredi Rouge de Glasgow, la grève générale de Seattle, les occupations d’usine à Turin et les insurrections en Allemagne se sont additionnés sans s’enrichir ni se dépasser réciproquement. De même autour de 1968. Tant que des barrières éloignent ou séparent le « de souche » de l’étranger, le travailleur avec emploi du chômeur de longue durée, le jeune du vieux, l’homme de la femme, le salarié stable du marginalisé, aucune convergence n’est possible, donc aucune perspective communiste. La meilleure et seule condition pour qu’il en aille  autrement dans de futures tempêtes sociales, c’est que chaque lutte particulière soit aussi « générale » qu’elle peut l’être, et réunisse déjà là où elle éclate l’ensemble des catégories du prolétariat, par « le contact des extrêmes » évoqué par Marx à propos de la rencontre entre Orient et Occident.

     On pourra parler de prolétariat global lorsque se réduira l’écart entre des prolétaires « en perte de vitesse » dans les vieux pays capitalistes et, dans les pays émergents, des prolétaires dynamiques parce que jeunes (et pas seulement en âge), mais qui n’ont encore pu faire autre chose face au capital qui les exploite que de réagir en tant que travail exploité.

     7 . Sortie de crise                        

     Puisque le capitalisme est une contradiction sociale dynamique, on se tromperait en commençant par analyser une crise du capitalisme sous l’angle économique, avant d’en déduire ses effets possibles sur le prolétariat. Une crise « économique » ne peut être saisie qu’en fonction des réactions des classes en présence, et entre autres de la compréhension collective que les prolétaires sont capables d’en avoir. 

     Comparaison n’est pas raison, pourtant il est utile de repenser à la « Grande dépression » de 1873-96, très différente des crises du milieu du 19e, mais aussi de 1929, car au milieu des années 1930 le commerce mondial avait chuté des 2/3, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, et ne le deviendrait qu’en cas d’un repli protectionniste qui ne s’annonce pas. Contrairement à l’énorme contraction de la production et à la fermeture des frontières - jusqu’à l’autarcie - typiques des années trente, 1873-96 n’est pas une grande « panne » économique, mais à la fois une longue dépression et une progression. La première crise d’ampleur internationale frappait les deux continents alors industrialisés, et ses enjeux rappellent ceux du début du 21e siècle : passage à une nouvelle génération technique ; internationalisation du capital ; recomposition dans la bourgeoisie au profit du capital financier ; salarisation ; urbanisation ; migrations accrues (elles ont doublé depuis 1960) ; bouleversement des métiers et des qualifications ; changement dans le rapport salarial (contractualisation fin 19e, déclin des protections contractuelles un siècle plus tard, évolution étudiée par R. Castel) ; précarisation, mais aussi montée des résistances et venue de nouvelles organisations de défense du travail; remise en cause d’hégémonies anciennes et déplacement des rivalités (le Japon, où n’existait quasiment aucune machine à vapeur au milieu du 19e siècle, s’industrialise en cinquante ans et en 1905 vainc militairement la Russie) ; reconfiguration du nationalisme et des identités ; conviction largement répandue que la civilisation industrielle-marchande atteint des limites (géographiques autrefois, écologiques aujourd’hui)…

     Ce qui était sorti de la période dépressive de 1873-96, n’était rien moins que le mouvement ouvrier tel qu’on l’a connu pendant près d’un siècle, la IIe Internationale, le syndicalisme, le réformisme politique, la conquête définitive du suffrage universel, la démocratie sociale, les prémices de Taylor et Ford et avec eux d’une production et bientôt d’une consommation de masse, la guerre industrielle, et de nouveaux rapports de force entre Etats annonciateurs des chocs militaires gigantesques du 20e siècle.

     Aucune époque n’a l’exclusivité d’évolutions grosses de conflits. Pensons seulement à l’entre-deux-guerres : mais si justement cette période (1917-45) a été qualifiée deguerre civile européenne, c’est qu’elle succédait à une explosion, s’armait pour la suivante, et était traversée de convulsions au cœur des métropoles industrielles, avec un heurt frontal et assumé entre les classes. Au contraire, une période comme la fin du 19e siècle et le début du 21e  correspond à une mise à plat, une reconfiguration plus à froid qu’à chaud, provisoirement : les classes en présence, et donc leur expression politique, ne s’affrontent pas (pas encore) directement. Les urgences s’accumulent, mais les changements quantitatifs n’entraînent  pas encore les bouleversements qualitatifs...

     …qui pourtant seront nécessaires. Au 21e siècle, le capital devra passer par une recomposition du prolétariat et donc traiter le travail en partenaire, même conflictuel, et rééquilibrer le rapport entre plus-value relative et absolue. A cette condition seulement, il pourra entamer un nouveau cycle basé sur de nouvelles marchandises, et affronter la contradiction entre une croissance illimitée et un monde naturel inévitablement limité, devenu « trop petit » pour le type de développement contemporain.        

     Nous espérons revenir sur cette « crise de civilisation » dans un prochain texte. En tout cas, aucun plan de relance actuel ne traite le problème au fond, et le peu qui est tenté se trouve handicapé par l’absence d’un pouvoir de décision. C’est évident en Europe, qui n’a aucune existence politique propre. Mais sur le plan mondial aussi, il manque une autorité centrale capable d’imposer des directions, comme ce fut le cas à Bretton Woods en 1944, les Etats-Unis dominant alors le capitalisme occidental grâce à leur hégémonie économique et militaire. Sans le monopole étasunien (qui durera jusqu’en 1949) sur la bombe atomique, sans les dizaines de millions de morts de 39-45, il n’y aurait pas eu de réorganisation du système monétaire international.

     Plus fragile qu'il n'y paraît malgré ses beaux discours, la société capitaliste se vit comme vulnérable, et pour se donner l'illusion de sa force se lance dans une fuite en avant déséquilibrante mais, revers de la médaille, un tel fonctionnement provoque une fragilité de la critique de ce monde, une absence de ligne directrice, de perspective qui puisse faire sens. Le capitalisme traverse aujourd’hui sa première grande crise de valorisation depuis 1929, il peine à intégrer socialement les individus qu'il a arrachés à leurs modes de vie ancestraux (un enfant meurt de faim toutes les six secondes dans le monde), il promeut tant l’emploi que le chômage, et donc court après sa croissance… tout en développant l'idéologie de la décroissance comme remède aux maux de l'humanité.

     Sans mythifier sa réalité sociale, il faut admettre que le projet de Ford et Keynes a créé un cadre où « patrons » et « prolos »  pouvaient se retrouver dans une certaine unité sociale et participer au projet historique d'un développement économique, présent jusque dans le programme des Fronts de Libération nationale. Il a fallu des décennies pour que ce projet devienne force matérielle, non sans sacrifice, par exemple chez certains prolétaires les plus qualifiés, mais globalement, le bilan a fini par apparaître socialement positif pour l’ensemble des classes des pays riches, avec quelques retombées bénéfiques dans le tiers-monde. La décroissance, au contraire, s’adresse aux zones dites développées, et n’a de sens pour les autres que comme la punition d’une « faute » (la croissance gaspilleuse) qu’elles se prépareraient à commettre !

     Pour répondre aux « défis écologiques », tout en s’épargnant la décroissance, certains conseillent au  capitalisme rien moins qu’une « révolution copernicienne ». Vaste programme, qui dépasse de loin la solution toujours possible de problèmes de valorisation. La mondialisation offre quelques portes de sortie, en continuant à exploiter des niches de productivité qui permettent de maintenir la course au bas salaire et aux conditions de travail misérables. Mais « l'exportisme » n'est ni soutenable ni  durable, puisque sa dynamique signifie l’incapacité de certains pays à régler leur différend avec la force de travail, qu’ils font régler par d’autres pays, lesquels se retrouvent dans l’incapacité d'assumer la tâche historique de toute bourgeoisie : animer un développement autocentré, capable d’intégrer socialement « ses » prolétaires. Or, aujourd’hui, la Chine fait le contraire : son développement passe par la consommation des prolétaires occidentaux.

     Si la cohérence mondiale du capitalisme a tendance à se dissoudre, sinon à disparaître, quelle importance pour la révolution, nous dira-t-on ? D’autant que depuis ses origines la civilisation industrielle et marchande n’a jamais fait preuve d’harmonie, et qu’elle a pris les formes les plus variées : en 39-45, le capitalisme triomphait sous les visages opposés de Roosevelt et de Staline. Justement, on pourrait se demander si la configuration présente du monde ne nous met pas devant une aussi grande perplexité que celle de nos anciens face à l'apparition de la bureaucratie en URSS. L'interrogation est-elle même pertinente ? Est-ce un effet de mode sans lendemain ? Ou vivons-nous les prémices d'un nouveau modèle de société capitaliste, nouveau quoique déterminé par l’histoire antérieure ?...  

     En tant que groupe social gestionnaire du capitalisme, la bureaucratie, on le sait, s’est formée en Russie, pays où les prolétaires se sont lancés à l'assaut du vieux monde, dans une société à la fois « arriérée » et capitaliste, où un Etat autoritaire et archaïque coexistait avec l'exploitation de la force de travail par un capital très concentré dans de grandes usines modernes, et de fortes pesanteurs  paysannes. La Chine du début 21e siècle n’est pas la Russie de 1900, mais on n’échappera pas à la question, car suivre les luttes sociales et les grèves qui s’y déroulent ne suffit pas pour comprendre l’évolution de ce pays.          

     L’avenir n’est écrit nulle part, et sera tracé par les réalités sociales, non par la volonté répétée d’« éviter un nouveau 1929». L’impact et l’image de 1929 sont d’ailleurs moins économiques que politiques. Ce qui marque le plus les esprits et les réactions, quatre-vingt ans plus tard, ce ne sont pas les soupes populaires et les fermiers chassés de leur terre des Raisins de la Colère, c’est surtout le vacillement des régimes, l’instabilité des masses comme des élites, les défilés de SA et les discours d’Hitler préparant la marche à une guerre qui a bouleversé l’Europe et le monde. C’est une des raisons pour lesquelles les classes dirigeantes font tout leur possible afin que, contrairement à 1929, la finance et la banque tiennent le choc et qu’au prix de faillites multiples et de licenciements massifs, l’économie « réelle » ne s’effondre pas. Si les bourgeois y réussissent, cela étendra à toute la planète une situation comparable à celle connue entre 1990 et 2000 par un Japon retombé depuis dans le marasme : cette crise étalée et amortie offrirait encore moins de perspectives révolutionnaires. Ce scénario n’est pas exclu, mais s’abstenir de traiter la cause des déséquilibres ne fera qu’en reporter les échéances.

     De toute façon, on n’y comprend rien tant que l’on reste dans une théorie de la catastrophe bénéfique. Le catastrophisme, même aux couleurs marxistes, est aussi anti-historique que ces visions religieuses qui font dépendre le bien du pire, le salut de l’abîme, et la rédemption de la chute.

   8. En guise de conclusion          

     Chaque fois que le mouvement prolétarien semble quitter le devant de la scène, refleurissent des théories qui, en niant l’existence des classes et d’une classe ouvrière, adressent sous une forme ou une autre leur adieu au prolétariat. Ce que nous tentons dans ce texte, et qui nous fera certainement taxer de simplisme, c’est de revenir aux « fondamentaux », à commencer par le rapport complexe du prolétaire au capitalisme, et surtout du prolétaire avec lui-même. Et il s’agit de plus qu’une implication réciproque, qui n’est qu’un rapport interne à un système : logiquement, une implication ne peut que se reproduire elle-même. 

     Nous avons évoqué la dialectique (mot pompeux, mais c’est le plus approprié) de l’en dedans et de l’en dehors. Sans elle, on ne comprendra pas que puisse se poser le problème de la révolution, ni d’ailleurs que celle-ci n’ait pas encore eu lieu.

     [1] Pas plus qu’elle n’est devenue impossible, la révolution communiste n’est par avance inscrite dans le cours du développement capitaliste. Elle n’a été et ne reste qu’une possibilité à réaliser.

     [2] Si nous n’avons pas encore révolutionné le monde, c’est que socialement nous n’en éprouvions pas le besoin, que socialement « le jeu » semblait ne pas en valoir la chandelle. La révolution communiste sera un saut dans un « inconnu social » dont personne n’a le plan : les participants sauront ce qu’ils quittent, ils ignoreront ce qu’ils vont inventer.

     [3] Autre conséquence, la permanence du réformisme, y compris aujourd’hui sous sa forme écologique : on veut bien améliorer le monde, parfois en allant loin, mais sans en changer les structures. On reste dans le connu.

     Analysant l’échec de la révolution allemande après 1918, O. Rühle soutenait que l’ensemble des conditions étaient réunies pour son succès : une seule manquait, la volonté de la faire, « mais ce petit rien était tout ». Une guerre mondiale plus tard, en 1946, A. Pannekoek attribuait les échecs du prolétariat jusqu’à ce jour au fait d’avoir limité ses objectifs et ses combats. Pour ces deux théoriciens, le niveau ou le stade de développement capitaliste n’est pas le facteur déterminant de la profondeur (ou de la faiblesse) du mouvement prolétarien.       

     Cela ne signifieévidemment pas que la révolution soit possible à tout moment et en tout lieu pourvu que les prolétaires en aient envie. Parler de volonté n’est pas en faire la source jusqu’ici manquante mais enfin trouvée de la révolution. La volonté n’est jamais une ou la cause finale. Elle n’agit que comme un facteur, indispensable, mais qui ne se crée pas lui-même. Au lendemain de l’écrasement de la Commune, un assaut prolétarien - en France ou en Europe - était impensable en 1872. Il l’était aussi en 1945, en plein triomphe des fronts patriotiques. De telles situations étouffent toute volonté de changement révolutionnaire, et pour des années. 

     Si jusqu’ici, dans aucune crise sociale profonde, donc socialement construite et vécue, les prolétaires, et les révolutionnaires avec, n’ont encore jamais saisi la possibilité de bouleverser radicalement le monde, ce fait massif impose un minimum d’interrogations (comme nous le disions au début de Zone de tempête, notre ambition est moins de fournir des réponses que de poser quelques bonnes questions) : 

     La révolution communiste reste-t-elle une perspective réelle pour l’humanité, ce qui implique que celle-ci s’en donne les moyens et la vive comme rupture ?

     Si nous répondons oui, l’idée d’un rôle « messianique » du prolétariat reste-t-elle pertinente, quels que soient les aléas de la lutte des classes ?

     Enfin, si nous répondons également oui à cette deuxième question, quelle catégorie particulière de prolétaires pourra être le fer de lance d’une prochaine révolution ?

     Et c’est là que l’analyse des évolutions sociales du capital et du travail prend son sens.

     Tout ne se vaut pas socialement, et toutes les luttes prolétariennes ne pèsent pas du même poids. Sans nier l’importance des grèves et émeutes en Guadeloupe puis en Nouvelle Calédonie, ce qui se déroule - ou ne se déroule pas - au cœur du prolétariat est autrement déterminant. Or, aujourd’hui, en Europe et en Amérique du Nord, il n’est pas indifférent que le travail se batte non plus pour le maintien de l’emploi, mais pour obtenir les meilleures indemnités de licenciement possibles. Outre ce que cela montre d’ « intériorisation » par le travail de son infériorité dans son rapport de force avec le capital, le repli sur un tel objectif signifie aussi, plus prosaïquement, le départ forcé de l’usine, donc la fin d’un bastion de la lutte des classes et d’un point d’appui révolutionnaire possible. A ceux qui interprètent la disparition d’un grand nombre d’usines comme la libération du travailleur d’avec le travail, et donc la mise en disponibilité de cet ex-travailleur pour une critique radicale, nous demandons quelle critique radicale (ou plus radicale qu’avant) est sortie de la désindustrialisation d’une bonne partie du monde occidental depuis vingt ans. On ne constate pas que l’ex-ouvrier devenu chômeur, et l’ex-salarié « garanti » devenu précaire, fassent preuve d’une critique sociale plus aiguë qu’au temps où ils étaient, dit-on, englués dans une communauté de travailleurs porteuse d’une glorification du travail. Quant à l’imaginaire social, qui a autant son importance que les conditions objectives, nous demanderons quelles luttes ont pu récemment marquer les esprits dans des régions industriellement dévastées comme le Pas-de-Calais, la Moselle, les « villes automobiles » du Michigan ou Pittsburg, ex-capitale américaine de l’acier. A elle seule, la défense du travail contre le capital ne conduit pas à renverser le rapport capital-travail. Mais qui ne peut se défendre n’attaquera jamais.     

       Aussi longtemps que le prolétaire se vivra « schizophrène », éclaté en de multiples rôles, rien ne sera possible. La centralité du sujet prolétarien n'est pas contenue dans une revendication particulière, dans une réalité sociale immédiate, mais il existe des situations sociales qui enferment plus que d'autres. Tel est par exemple, et ce n’est pas verser dans l’ouvriérisme que de le constater, le cas du tertiaire, en raison de l’emploi permanent d’outils portables individuels vécus comme libération et réalisation de soi, d’un travail sans fin à domicile qui crée une continuité entre production et vie privée et aggrave la soumission au travail, en raison aussi de la quête systématique de l’immatériel. La pesanteur de « l’idéologie dominante » n’est pas affaire de croyance, mais de pratique quotidienne. 

     Nous ne sommes pas les seuls à poser la question de savoir comment on passe du prolétaire en soi au prolétaire pour soi. Au moins avons-nous le mérite de ne pas désespérer… sans prétendre apporter enfin LA solution. Seul le prolétariat est à même de poser et résoudre cette énigme.

     Si nous reprenons la remarque de R. Luxemburg sur le syndiqué raisonnable capable de se radicaliser sous la tourmente révolutionnaire, c’est « la psychologie du syndiqué » qui domine aujourd’hui, et de façon massive. Les travailleurs guadeloupéens et néo-calédoniens ont malgré tout fini par arrêter leur combat, parce qu’en dehors de ces territoires, aucune fraction significative de prolétaires, y compris là ou se mènent des grèves dures,  ne s’est « reconnue » dans leur combat. Il en va de même des conflits de plus en plus fréquents où les salariés recourent à l’action directe et illégale, conflits qui se juxtaposent sans créer plus que leur simple addition. La virulence tout à fait positive des méthodes ne doit pas faire oublier ce qu’il faut d’énergie et de menace pour simplement arracher quelques concessions. Cela en dit long sur un rapport de force favorable aux bourgeois qui savent ce qu’ils peuvent accepter et refuser des revendications ouvrières, et jouent de la peur du chômage ou d’une délocalisation. Tant que chacun, entreprise par entreprise, ne pose que son propre problème, il est logique que les luttes restent généralement isolées, et suscitent très peu d’élans de solidarité comparables à ceux lors de la grève des mineurs en 1963, du Joint Français en 1972, ou en faveur de LIP (quoi qu’on puisse en penser par ailleurs).

      Plus encore que dans les « périodes  fastes » de lutte, la réalité d’un moment comme celui que nous vivons révèle le capitalisme pour ce qu’il est : la dynamique d’une contradiction sociale. Forcés de s’automutiler depuis des années dans l’espoir de sauver l’entreprise en limitant leurs revendications, en se résignant à l’intensification du travail et même à des licenciements partiels supposés en éviter de pires, les prolétaires pensaient sauver leur essentiel, alors qu’ils participaient au sauvetage du capitalisme.

     Lorsqu’en février 2010,  les salariés des cinq raffineries de Total encore en activité se lancent dans une grève de solidarité avec ceux de Dunkerque tentant d’éviter la fermeture de leur raffinerie, et qu’au lieu d’amplifier le mouvement jusqu’à bloquer l’approvisionnement en carburant, unique moyen de pression efficace, le personnel des cinq sites assuré (combien d’années ?) de garder son emploi met fin à la grève, les ouvriers de Dunkerque se retrouvent seuls face au patron et à l’Etat, et n’obtiennent que la promesse d’autres embauches, là où l’on pourra et voudra bien leur en donner. En laissant l’initiative au capital, le travail se condamne à tout perdre.

     C’est pourquoi la situation empêche actuellement l’émergence d’une perspective révolutionnaire, y compris sur le plan théorique : si une foule de projets de changement social sont débattus, très peu envisagent, même obliquement, le changement que serait la communisation.

      Ce qui « bloque » les luttes aujourd'hui est moins leur contenu intrinsèque que l’impossibilité de leur dynamisation, qui tient au moins autant à tout un environnement social qu’aux revendications et mêmes aux méthodes. Par elles-mêmes, les revendications sont rarement réformistes ou révolutionnaires en soi, intégrables ou non intégrables par le capitalisme. La différence entre la portée et le sens de l’occupation d’un lieu de travail ici, et le sens et la portée d’une autre occupation là, dépend avant tout de ce qui se passe autour de chacune de ces occupations. Les actions les plus radicales par leur forme et leur contenu peuvent finir perdues dans l'océan de l'indifférence. Les événements de Grèce et de Guadeloupe ont suscité des gestes de solidarité, très peu de mobilisations et de manifestations.

    Pour autant, l’analyse de l’évolution du prolétariat, de ses luttes et de ses échecs, du rapport de force entre bourgeois et prolétaires, n’enlève ni n’ajoute rien à la double hypothèse centrale qui est la nôtre : la révolution reste une possibilité, hier comme aujourd’hui et demain ; le prolétariat est le seul sujet historique capable de la réaliser. Ce qui nous intéresse est moins la crise du capitalisme que son articulation possible avec la mise en crise du salariat…  par les prolétaires eux-mêmes. Ce processus sera lié au cycle de développement et de production du capitalisme, mais ne dépendra pas de lui dans  un simple rapport de cause à effet. Il dépendra même moins qu’on le croit des revendications mises en avant dans les luttes quotidiennes. Il viendra par le développement d'une crise révolutionnaire, dont le déclenchement restera en partie irréductible à l’analyse.

 9. Quelques lectures  

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L’Etat de la France. 2007-2008, La Découverte, 2007

2

Parmi les sites à consulter sur les grèves et émeutes dans le monde : libcom.org, et dndf.org

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G. Heuzé, Inde. La Grève du siècle 1981-83, L’Harmattan, 1989

Incendo, c/o Les Chemins Non Tracés, BP 259, 84011 Avignon Cedex 1

Trotsky, Le Mouvement communiste en France, Ed. de Minuit, 1967

Report & Reflection on the UK-Ford Visteon Dispute 2009 – a post-Fordist Struggle, libcom.org

Nous sommes une image du futur. Fragments vécus du soulèvement de décembre 2008 en Grèce, Les Habitants de la Lune, n°4 : leshabitantsdelalune@yahoo.fr

TPTG (Ta Paidia Tis Galarias,Les Enfants du Paradis), The rebellious passage of a proletarian minority through a brief period of time, juin 2009

Communisme(organe du GCI), n°61, 2009 (articles et documents sur la Grèce et la Guadeloupe)

Une flammèche obstinée a embrasé la Guadeloupe, inLe Monde Diplomatique, novembre 2009

J. Adélaïde-Merlande, Les origines du mouvement ouvrier en Martinique. 1870-1900, Karthala, 2000

Solidarité sans perspective & réformisme sans réforme, Lettre de troploin, 2003

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3

Marx, « 6e chapitre inédit du Capital », Œuvres, Gallimard, Pléiade, t.II, pp.365-382

B. Silver, Forces of Labor : Workers Movements & Globalization since 1870, Cambridge U.P., 2003

A. Kriegel, Les Communistes. Essai d’ethnographie politique, Seuil, 1968

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R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970. Le titre français modifie le sens : The Uses of Literacy (les usages de la capacité de lecture).

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4           

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Ni Dieu ni maître. Anthologie de l’anarchisme, t. 2, La Découverte, 1999

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Sur le syndicalisme révolutionnaire, voir aussi le site de La Révolution Prolétarienne

E.P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, 1988 (1ère édition, 1963)

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Ph. Bourrinet,La Gauche Communiste d’Italie, et La Gauche Communiste Germano-hollandaise, édités par le CCI         

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Sur la Gauche communiste allemande et italienne, voir aussi les sites sinistra.net, et collectif-smolny.org, où l’on peut lire notamment la totalité de Bilan

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L’ensemble de S. ou B. est en voie d’être lisible sur soubscan.org. On y trouve déjà les trois premiers numéros, contenant notamment trois parties de L’Ouvrier américain de P. Romano, 1949.

Daniel Mothé, Journal d’un ouvrier 1956-58, Minuit, 1959, disponible sur le site bathyscaphe

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Ce que nous voulons : Rien (sur les émeutes dites de banlieue), Lettre de troploin, 2006

 R. Ruard, Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du lumpenprolétariat, 1988 : www.persee.fr

H. Draper, K. Marx’s Theory of Revolution. II. The Politics of Social Classes, Monthly Review Press, 1975, notamment le chap. 15 et l’appendice G sur le lumpenprolétariat

E. Hobsbawn, Les Bandits, Zone, 2008 (1ères éditions, 1959 et 1969)

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R. Saviano, Gomorra, Folio, 2009

Les révolutionnaires ont-ils une contre-révolution de retard ? (notes sur une classe impossible), in La Banquise, n°3, 1986 (disponible sur le site Johngray)

J.-P. Goux, Mémoires de l’enclave, Actes Sud-Babel, 2003 (1ère édition, 1986; de facture « littéraire », ce livre complète l’enquête de Beaud et Pialoux sur Sochaux)

C.Q.F.D., BP 70054, 13192 Marseille 20

Like a Summer With a Thousand Julys… and Other Seasons, 1982, disponible sur le site libcom.org

6

Marx, La Révolution en Chine et en Europe, 20 mai 1853

Lénine, L’Europe arriérée et l’Asie avancée, 18 mai 1913

Beyond the Peasant International, Wildcat, 2008

Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852, chap. 7

Theses on the Global Crisis, Wildcat, 2009

Les Marxistes & la question nationale 1848-1914, L’Harmattan, 1997 (1ère édition, 1974)

I. Wallerstein, Le Capitalisme historique, La Découverte, 2002 (1ère édition, 1985)

J. Danos, M. Gibelin, Juin 36, Les Bons Caractères, 2006 (1ère édition, 1952)

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7

Mylène Gaulard, Accumulation du capital et inégalités : une approche comparée Chine/Brésil, thèse soutenue à Paris I - Sorbonne, 2008. Au-delà du cas de ces deux pays, cette étude (disponible sur Internet) reprend toute la question de l’accumulation, de la valorisation, des profits et des crises.

Reprise économique, la grande illusion,in Le Monde Diplomatique, septembre 2009

Le Capitalisme mondial au tournant de la crise, in Le Prolétaire, septembre-octobre 2009

D. Cohen, La Prospérité du vice, Albin Michel, 2009

M. Beaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Points-Seuil, 2000

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995 

8

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A. Pannekoek, Pourquoi les mouvements révolutionnaires du passé ont fait faillite, 1940 ;  L’Echec de la classe ouvrière, 1946

Quatre citations :

 « (..) viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est effacé !»  (Rimbaud, lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871)

« On a les maîtres que l’on mérite. » (Tract de la FILPAC-CGT, Douai, 20 novembre 2007)

« Quand les combats se dérouleront dans les rues assombries par la grève de la compagnie d’électricité, lorsque les affrontements auront lieu au milieu de tonnes de déchets non collectés, lorsque les tramways seront abandonnés au milieu des rues, bloquant les flics, lorsque l’enseignant en grève allumera le cocktail Molotov de son élève révolté, nous serons enfin en mesure de dire :Camarade, les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés trop légers. » (Université d’Economie d’Athènes, décembre 2008)

« La crise sociale qui s’approfondit jour après jour sera-t-elle le fourrier de la Révolution sociale à venir ? Une question centrale qui devrait se retrouver dans les discussions des révolutionnaires partout sur la planète. » (Nous sommes une image du futur, Fragments vécus du soulèvement de décembre 2008 en Grèce,  Les Habitants de la Lune, 2009)